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Marquage à la culotte

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Très vite, leur détresse est devenue incontournable. Elle crève les yeux quand on voudrait tourner la tête. Alexandre. Jason. Dix ans chacun. L’effet d’un champ de ruines.

Très vite, leur détresse est devenue incontournable.
Elle crève les yeux quand on voudrait tourner la tête.
Alexandre. Jason. Dix ans chacun. L’effet d’un champ de ruines.

Alexandre est compromis dans toutes les bagarres et sa violence n’a d’égale que sa position de souffre-douleur. Quand enfin, il se résoud à laisser celle-ci au vestiaire, il se retrouve aussi démuni qu’un bernard-l’hermite sans coquille, écorché-vif, l’émotion à fleur de peau, toujours prête à jaillir.

Les mots lui manquent puisqu’ils les mangent (systématiquement, il élude la dernière syllabe). Les mots lui jouent des tours aussi. Quand il voudrait dire, ils vont se cacher, quand il a besoin de leur secours, ils tendent la jambe pour mieux le faire trébucher.

Alors comme il ne peut plus jouer des poings, comme les mots se sont ligués avec les autres gamins pour railler Alexandre, il ne reste plus qu’à pleurer. Il faut bien faire sortir toute cette douleur. Ses crises de larmes laissent Alexandre inconsolable et nous glacent le cœur à pierre fendre.
Et puis Alexandre n’a rien. Il est arrivé presque « cul nu » à la colo. Il vole un peu à la manière des pies. Des choses qui brille qu’il accumule naïvement dans les draps de son lit : un pion de monopoly, des cartes de super-héros, un bouchon de canne à pêche...

Jason. Tout d’abord mutique, il n’est guère que frustre quand on lui adresse la parole. Puis, le round d’observation passé, Jason entame sa grande série de monologues délirants. Un mélange incompréhensible de Buffy et les vampires et d’histoire familiale où papa viendrait jouer les morts-vivants jusqu’à la colo. Des histoires à foutre la trouille à un régiment au point de douter de sa santé mentale ; des histoires où il n’est jamais facile d’y voir clair.

Bientôt sa partition s’enrichit de tous les refus possibles : « J’veux pas manger, j’veux pas me coucher, j’veux pas faire mon lit, j’veux pas me doucher... et puis de toutes façons je m’en vais. » Jason fugue mais jamais bien loin ; il se cache plutôt. Jason parle mal aux animatrices et provoque beaucoup. Le ton monte très haut mais sans aucun effet. Tant et si bien que l’esquive devient bientôt la tactique de tous les adultes du groupe : ne pas manger avec Jason, ne pas faire d’activités avec Jason... en appeler au directeur.

La fuite

On fuit Jason et Alexandre. Pour des raisons différentes : Jason est ingérable et fait peur ; Alexandre est devenu si vulnérable qu’il lui faudrait un garde du cœur en permanence. Tous deux évoluent dans une grande marginalité au sein du groupe d’enfants. La situation n’est pas satisfaisante et l’équipe d’adultes est bien tentée de faire l’impasse et de laisser filer les trois semaines. Qu’est-ce qu’on peut faire face à un tel sinistre, une telle détresse ? Continuer à parler d’eux. Les garder présents à l’esprit, ne pas les rayer. Ne pas lâcher mais ne pas tout relever pour Jason, ne pas se laisser envahir par Alexandre.

Deux semaines passent et Alexandre craque souvent, Jason évolue autour du groupe, souvent en électron libre. On cadre beaucoup mais pas tout. Il faut bien le reconnaître d’autres règles se mettent en place pour tous les deux. A notre étonnement, les autres enfants comprennent très bien et jamais ne revendiquent pour eux les assouplissements mis en place tacitement pour les deux autres. Une certaine compréhension, diffuse, s’installe.

Face à la fatigue des animateurs, j’essaye d’être le plus souvent possible disponible pour ces deux là, pour pouvoir prendre en marquage individuel l’un ou l’autre. Libérant les animateurs d’une relation individuelle pas toujours possible à mener quand il faut s’occuper de tout un groupe. Une chance, ils ne me sortent pas par les yeux. Je les supporte encore. J’en viens même à me dire des choses naïves que je ne m’étais pas dites depuis le stage de base du Bafa, qu’il faut peut-être commencer par les aimer... en tous cas désirer faire des choses avec eux. Trouver une espèce de voie étroite entre fermeté et marques d’affection. Trouver d’autres occasions que le conflit. Et puis il y a la pêche pour Alexandre, la fabrication de voitures pour Jason, le fonctionnement très souple du centre qui permet de s’échapper des pesanteurs du groupe au travers les jeux libres.

L’orage

En deux semaines, les progrès sont minces. Les pleurs, les rebuffades, les « fugues » ne faiblissent guère. En apparence sans doute. Car à l’entame de la troisième semaine, s’opère un brusque basculement vers plus de sérénité et de plaisir pris. Aussi soudain qu’un orage de montagne. Pourtant, on a bien failli rater le coche. Une randonnée dans la montagne en compagnie d’un guide et de trois ânes doit conduire une partie du groupe (quatorze enfants et deux animatrices) à sillonner la montagne au-dessus de Sixt en passant deux nuits en refuge. Alexandre puis Jason ont manifesté le désir d’y participer. Une discussion s’installe dans l’équipe pour savoir si l’on peut emmener ces deux garçons en même temps et si vraiment c’est bien sérieux d’emmener Jason, un gamin imprévisible « qui peut se barrer à tout moment ou nous faire un “coup de calcaire” ». Il faut dire qu’il y a quelque antécédent. Notamment, un fameux pique-nique en montagne où, après le repas, Jason a refusé de faire un pas de plus en direction de la montée, piquant une colère mémorable armée d’un bâton et menaçant de son courroux toute personne s’approchant. Une fois de plus, il a fallu beaucoup de patience et surtout ne pas céder. Ce jour-là, le groupe d’enfants a été très mature, prodiguant encouragements et invitations à continuer à Jason quand, à distance raisonnable, nous enjoignions fermement celui-ci à poursuivre. Un cap a sans doute été franchi ce jour-là mais on ne le savait pas encore.

J’ai pesé très fort pour qu’ils participent tous les deux à cette randonnée. Non sans crainte. Quand au terme des trois jours je suis parti rechercher le groupe en minibus, à peine les apercevais-je au lieu de rendez-vous que, derrière le volant, je guettais les visages des deux animatrices pour connaître l’issue de cette randonnée. Sourires et cris de joie m’accueillirent. Nos deux lascars s’étaient régalés. Sans accroc. Jamais les deux premières semaines n’auraient pu nous laisser envisager le visage apaisé de la troisième.

Le cadeau qu’on n’attend pas

En cet avant-dernier jour, il est 18 heures et, pour la dernière fois, on entame notre réunion quotidienne avec le groupe d’enfants. Ce soir, la réunion n’aura pas tellement d’autre objet que le plaisir de ce rituel, de se rassembler une dernière fois et l’occasion de faire un bilan du séjour. Les prises de paroles s’enchaînent au gré des souvenirs de chacun. Déjà la mémoire ne retient plus que les bons moments, sans surprise jusqu’à ce que l’inattendu survienne. La voix presque assurée, la parole quasi claire, Alexandre dit son plaisir de la colo et sa hâte du retour à la maison. Un sourire tendre éclaire son visage. Puis, un peu plus tard, Jason demande la parole à son tour pour dresser son bilan en quelques phrases d’un discours très construit, drôle et tous compte fait positif. C’est la première fois en trois semaines que ces deux-là s’expriment en réunion d’enfants... et de quelle manière ! Je crois que chacun d’entre nous, les adultes, en reste bouche bée. Personne ne fait de commentaire mais la satisfaction est à la hauteur de la surprise. Inespérée.

Les Cahiers de l’Animation Vacances Loisirs, n° 49

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