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Moments précieux de vie, de rencontres et d’échanges dans un centre de vacances où l’assistante sanitaire a su ouvrir la porte d’un lieu que les jeunes ont investi comme espace de parole vraie, de relations authentiques, de confiance réciproque.
Octobre 2005
Je relis ces notes prises cet été au jour le jour et j’ai envie de vous les faire partager. Juste comme ça, parce que l’histoire de ce lieu, cette rencontre avec le directeur permanent du centre de Daglan appartenant à la mairie de Saint-Denis, prennent chaque année un peu plus de place dans ma vie.
En temps, ce n’est qu’un mois par an depuis quatre ans, dans ce centre de vacances avec des jeunes entre 12 et 14 ans, où je suis assistante sanitaire. Mais c’est une prise de conscience qui se confirme chaque jour un peu plus : le regard qu’on porte sur l’individu ou sur le groupe est en lui-même acte de transformation...
Souvent j’imagine, je rêve d’un lieu de vie avec cet état d’esprit. On choisirait d’y travailler ensemble sur des principes fondateurs. On pourrait y créer, y monter des projets avec des jeunes, des familles. Certains pourraient y loger, d’autres viendraient pour se ressourcer. On y verrait des adultes portant un regard bienveillant sur les jeunes, des jeunes attendant juste qu’on leur reconnaisse le droit d’être ce qu’ils sont. Un groupe d’humains pour qui la phrase « un autre monde est possible », aurait un sens.
Début juillet 2005
Je retrouve mes repères, mon lieu, ce lieu que j’ai créé : « desmaux-desmots ». C’est la quatrième année. J’ai mes habitudes : des tissus accrochés aux murs, un coin tisane, un coin chant, un coin pharmacie, un coin canapé, un coin philo, mais cette année j’y ajoute un coin bouquins pour lire sur place ou pour emprunter des romans, des contes, des livres de psycho ou de philo, spécialement conçus pour les ados. J’y ajoute aussi un ordinateur avec un karaoké...
Aujourd’hui un groupe est venu chanter, danser, c’était un très beau moment de fête improvisée...
Heureuse d’ouvrir la porte de mon lieu : ça passe, ça dit bonjour, ça repart, ça discute, je suis là et ils le savent. Certains viennent s’allonger seuls, à deux, à trois. Pourquoi là ? Je ne sais pas mais ce que je sais c’est que tout cela existe et d’autres choses encore, sur lesquelles je n’arrive pas encore à poser des mots.
En fin de journée, nos deux petits couples qui se sont formés dans le train viennent s’allonger et on se met à discuter sur leur place dans le centre, sur la liberté de chacun à l’intérieur du couple, sur la bulle dans laquelle ils ont envie d’être et sur la place des autres, sur l’individu dans le collectif.
Et puis la discussion s’ouvre sur leurs histoires de vie.
B... a passé plusieurs années dans un foyer et en a été exclu après une bagarre au couteau. Il erre de famille d’accueil en famille d’accueil, en attendant de retrouver
sa place chez sa mère avec ses deux petites sœurs. Il dit que cette mesure de justice ne lui a jamais été expliquée. Sa mère veut qu’il rentre et lui veut retourner dans sa famille.
V... raconte que sa mère c’est comme sa sœur... alors une éducatrice la suit.
F... dit qu’il passe des journées dans sa chambre sans parler à ses parents. Il y mange même parfois. Il ne veut pas leur écrire, il ne sait pas pourquoi.
Pour K... la vie va plutôt bien avec ses parents...
Plus tard, avant le coucher, S... vient emprunter deux livres : un sur le cannabis et un sur la cigarette, en disant comme pour me rassurer qu’il ne les prend pas parce que ça le tente mais pour comprendre pourquoi certains sont tentés...
Après la veillée, on se retrouve à échanger avec Marie-France, intervenante en théâtre forum, et trois jeunes, à propos d’une des histoires mises en scène autour d’une « balle perdue » à la cité des Quatre mille et qui a tué un enfant de 11 ans. Les voilà en train de nous parler de Sarkozy, de la violence quotidienne dans la cité : les caves, la circulation des armes, le deal. En rajoutent-ils ou bien est-ce moi qui préfère me le dire ? Alors qu’on parle en buvant une tisane, M..., qui dort mal et qui a oublié son sirop à Saint-Denis, prend la sienne...
B... vient me demander une cigarette : le contrat entre nous est que je garde son paquet et qu’il essaie durant le séjour de diminuer sa consommation. Il est fumeur
depuis deux ans déjà mais accepte tout de suite ce contrat. Il s’engage à fumer seul, à ne pas en parler, à remettre ses cigarettes et son briquet à un adulte.
Je lui souhaite une bonne nuit, il me remercie...
Je discute avec S... du fait qu’elle ne mange pas. Je me rappelle le moment du départ, quand sa mère m’a dit la peur pour sa fille de se faire traiter de grosse. Elle dit juste qu’elle n’a pas faim... je sens que c’est compliqué : on en reparlera peut-être plus tard...
Dans l’après-midi, F... et B... viennent avec un poste pour chanter leurs textes. Ils « rappent » en prenant cela très au sérieux. Moi, je suis là sans l’être. De temps en temps, je leur dit ce qui me plaît dans leurs textes, là où ils pourraient aller plus loin. Ils sont assez fiers, je les comprends : c’est bien ce qu’ils font.
B... nous raconte qu’il a commencé à écrire des poèmes dans son foyer, qu’il a laissé là-bas une disquette de tous ses textes, qu’on lui a promis de la lui renvoyer. Il n’a plus le droit de s’approcher du foyer, il attend toujours sa disquette... Je lui propose qu’il tape ses textes, qu’il en écrive d’autres durant le séjour et qu’on en fasse un recueil pour qu’il en conserve une trace. Je lui propose aussi de contacter ce foyer mais il n’en reparlera pas...
C’est l’heure de leur piqûre : R... et B... sont diabétiques. Ils viennent deux fois par jour, ensemble, se faire leur piqûre à « desmaux-desmots » comme des grands...
Ce soir, c’est le premier atelier de philo, quatorze jeunes y participent. J’ai toujours une petite émotion avant le premier. On échange sur le racisme. Ils ont l’air intimidé mais des paroles émergent et le cadre est respecté.
Suivront onze ateliers retranscrits et envoyés sous forme d’un recueil à chaque jeune et à chaque adulte du séjour. Une tisane suit ce moment et chacun part de ce lieu, serein, pour aller dans sa chambre.
Il est 22 heures 45...
Il est 23 heures 30, beaucoup de passages ce soir, un coucher un peu agité.
K... n’arrive pas à dormir, il emprunte Chacun son look.
J... a mal au ventre : histoire de fille...
Petits bobos à soigner, des demandes d’infusion « pour se détendre », des cheveux à sécher et puis M... qui n’arrive pas à partir, qui a besoin d’échanger beaucoup avec les adultes. Il travaille par moments à la télé et a un regard très critique sur le monde. Il veut être journaliste et m’explique que le théâtre forum, les ateliers philo, ça l’aide pour plus tard...
K... arrive très angoissé. Je comprends qu’il s’agit d’une histoire de cœur. Il n’a pas envie d’en parler et cherche un livre pour répondre à ses questions. Il dit ne pas le trouver, je lui propose d’emprunter 160 questions strictement réservées aux ados. Il part avec mais revient vite : pas de réponse. Il en emprunte un autre mais toujours pas de réponse... Je ne connais pas la question qu’il se pose, il ne veut pas m’en parler, je n’insiste pas...
Première rencontre autour du karaoké installé sur mon ordinateur. J’aime ces moments fédérateurs. Le karaoké prend aujourd’hui une grande place à « desmaux-desmots ». Je lis un texte de Boris Cyrulnik sur la violence, tout en les écoutant chanter. Ils sont une dizaine, certains ne se parleraient
peut-être pas dans la journée mais là ils chantent ensemble...
Ce soir, c’est la boum mais trois jeunes ne veulent pas y aller tout de suite : ils veulent leur atelier philo. Ils décident d’échanger sur le divorce. Des larmes coulent mais comme le dit M... : « On a le droit de pleurer, on est entre nous, c’est parce qu’on est peu nombreux et entre garçons qu’on peut se livrer... »
M... : Il faut que je lui parle, ce n’est pas forcément facile car ça touche l’intimité de la personne, son intimité à elle, mais je la sens en danger alors je vais lui dire avec mes mots ce que je ressens. Je lui parle de son rapport à son corps : ce besoin de le montrer aux autres. Je lui parle de sa relation aux garçons, aux filles, je ne veux pas lui faire peur mais je lui parle des tournantes. Je lui dis que je comprends qu’ici elle n’ait peur de personne et qu’elle a bien raison, mais que de retour à Saint-Denis, il faudra qu’elle fasse attention à elle, à son regard, au regard que les garçons pourraient porter sur elle, sur son corps. Je lui dis que son corps lui appartient, qu’elle ne doit pas le maltraiter... Elle a écouté, elle était très calme, elle n’a pas parlé, elle était vraie, elle m’a remerciée et elle est partie. Je sais qu’elle aura besoin de temps, c’est une jeune en souffrance...
M... vient me demander s’il peut écrire son courrier ici, allongé sur un lit. Je lui dis que oui, alors il écrit pendant que moi j’écris aussi. Il me demande de lire la carte qu’il va envoyer en Algérie, à ses grands-parents qu’il n’a pas vus depuis bien longtemps. Il me demande si sa carte est belle, je lui réponds que oui et qu’elle montre à quel point il les aime : il a l’air rassuré...
Depuis quelques jours, je conte avec ma sanza pendant le temps calme à « desmaux-des mots ». Ils veulent avoir peur alors on ferme les volets, ils se serrent les uns contre les autres et moi je me régale à raconter... et puis vient le moment où certains s’endorment alors je raconte plus doucement et je pense à Fernand Deligny qui disait : « Si quand tu racontes une histoire ils s’endorment, prends ça, si tu le peux, pour une marque de confiance. » Non seulement je le peux mais je le veux.
Le conte se termine, je fais un thé à la menthe, certains partent pour leur projet, d’autres restent. R..., M... et S... me demandent de leur prêter les recueils des ateliers de philo des années précédentes. Comme ils disent, ils n’aiment pas lire mais les ateliers de philo ce n’est pas de la lecture, c’est juste pour voir ce que les jeunes des autres années pensent...
Cette année les histoires de cœur prennent une grande place dans le centre. Les relations garçons-filles sont très fusionnelles.C’est beaucoup moins cloisonné que l’an passé. Il peut arriver de voir certains s’endormir dans le même lit, pendant le temps calme ou même la nuit, tout habillés. J’ai toujours la préoccupation que tout le monde soit à l’aise mais c’est difficile de savoir si tel est le cas. On met des « stops » mais sont-ils placés au bon endroit ?
Voilà... ce n’était que des petits morceaux de vie de ce lieu, mais... « L’essentiel est invisible pour les yeux. »
Clara Guenoun, Desmaux desmots, les cahiers de l’animation vacances loisirs n° 53 - janvier 2006 / ceméa