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Au cours du dernier siècle, notre société a abandonné les jeux traditionnels au profit de jeux institutionnels nouveaux dont la mondialisation est conquérante.
A quelle logique ces sports répondent-ils ? Cette mondialisation se révèle-t-elle bénéfique ?
Depuis de nombreuses décennies, l’opposition entre jeux traditionnels et sports est symboliquement au cœur des débats pédagogiques qui engagent une conception de l’enfant et orientent le choix d’un modèle de société souhaitable. En tant que « pratique sociale » soutenue par les instances nationales et mondiales, affirme le courant pro-sportif, le sport possède une incontestable supériorité sur les autres activités considérées comme mineures. Ainsi, dans les Cahiers du Centre d’Etudes et de Recherches Marxistes, Yvon Adam écrit-il : « Plus un sport se perfectionne dans son jeu, ses règles, ses techniques, plus il exige un niveau d’approche élevé, plus il offre de possibilités éducatives. C’est pourquoi nous pensons que certains jeux, l’Epervier par exemple, ou les Barres qui ne sont pas institutionnalisés, socialisés, n’ont qu’une faible valeur éducative. » Cette affirmation semble bien péremptoire.
La valeur d’une activité physique et d’un jeu sportif serait-elle dépendante de leur soumission à un dispositif institutionnel ? La présence d’un appareil d’encadrement capa- ble de contrôler et d’uniformiser les activités motrices est-elle le critère de la qualité éducative de ces activités ? Il est vrai que grâce à sa mondialisation, le sport permet à des joueurs de cultures et de langues différentes d’interagir sur le champ avec ensemble, de façon coordonnée et d’engager un dialogue corporel harmonieux. Incapables de se comprendre par le verbe, ces pratiquants arrivent enfin à communiquer par l’action motrice ; auraient-ils trouvé un langage universel ?
Pratiques locales ou pratiques mondiales ?
Le sport se pose comme une activité fédératrice, une pratique permettant des échanges accomplis entre des personnes de pays situés aux antipodes les uns des autres. Le sport se voudrait la culture corporelle de l’œcuménisme. Dépassant les querelles des pratiques locales, il donne accès à des pratiques mondiales. En quelque sorte, grâce à lui, la planète se transforme en un grand village. Bref, en se mondialisant, le sport devient accessible à tous et donne accès à la communication de tous vers tous.
Le fait est là : de nombreuses fédérations sportives internationales, telles celles du football, de l’athlétisme, du basket ou du tennis, regroupent davantage de pays affiliés que l’ONU. Ainsi, 198 pays sont rassemblés sous la houlette de la Fédération internationale de football alors que l’ONU n’en regroupe que 176 ! Grâce à la complicité intéressée de la télévision, le sport est devenu un spectacle familier à plusieurs milliards d’habitants de la planète. Rien que pour la France, 2400 heures de télévision ont été consacrées au sport en 1999, et l’on sait qu’en audience cumulée, près de 20 milliards de télespectateurs ont suivi la dernière Coupe du Monde de football. Quant à la dimension économique qui se manifeste au niveau de la vie quotidienne, on estime que le marché mondial des articles de sport atteindra 1000 milliards de francs à la fin de l’an 2000.
Le sport représente un spectacle de masse qui a engendré une pratique mimétique massive. Aussi le célèbre-t-on souvent comme un moyen de rapprochement entre les peuples. Les médailles olympiques font briller un accord planétaire. Qu’en est-il vraiment ? Et ne pourrait-on pas, ici aussi, découvrir un revers à la médaille ?
Le spectaculaire développement du sport a entraîné la mise à l’écart de la plupart des autres pratiques corporelles, et notamment des jeux physiques traditionnels.
La grande presse est devenue la chanson de geste des grands gestes sportifs. Abandonnées les parties de Barres, de Quinet ou de Cheval fondu, délaissées les joutes nautiques provençales, oubliées les originales parties de pelote pyrénéenne ou de Paume picarde, bref rejetés les jeux de village. Ne sont désormais reconnus que les jeux institutionnalisés sur le plan international.
Les Jeux Olympiques et les championnats du Monde des différentes spécialités en sont les représentants emblématiques. La conclusion est tranchée : les jeux traditionnels de niveau local ont été totalement supplantés par les jeux internationaux de niveau global. Comment cette hégémonie du sport a-t-elle réussi à s’imposer ?
Pendant de nombreux siècles, une grande partie de l’humanité a vécu autour de la Méditerranée. Le bassin de cette mer nourricière fut la matrice de grands événements sociaux, commerciaux, religieux et scientifiques. Mais, peu à peu, après les Grandes Découvertes de la Renaissance, l’intérêt se déplaça vers l’Atlantique nord. Ce que l’on appelait le Finistère, c’est-à-dire la « fin des terres », qui était donné pour un cul-de-sac, devint tout à l’opposé,
le début des terres neuves, la piste d’élan vers des terres promises. La grande façade européenne de l’Atlantique est apparue alors comme la ligne de départ, ouverte vers un El Dorado, alors que les côtes méditerranéennes se refermaient sur l’espace clos de leurs richesses déjà recensées et jalousement défendues.
Les prémices de la mondialisation se font jour dès la Renaissance qui, en profitant des avancées préalables du Moyen Age, a bouleversé la conception de l’univers et la gestion des territoires. En ces temps-là, les jeux physiques étaient le petit théâtre local où se rejouait la singularité de la vie des villages, des bourgades et des peuples. Les divertissements qu’on appelait le « desport », connaissaient une existence régionale. Lorsqu’un jeu se répandait alentour par le truchement des bergers, des marchands ou des soldats, les villageois se l’appropriaient en adaptant les règles au relief et aux coutumes du cru. Le pays devint constellé d’une myriade de variantes ludiques dont chacune revendiquait son originalité, témoin d’une identité enracinée dans les pratiques corporelles. Le paysage ludique offrait une mosaïque haute en couleurs, prodigieusement diversifiée. La situation changea au xixe siècle. Amorcées au cours des siècles précédents, les transformations économiques et techniques bouleversèrent les modes de vie. Le sport allait accompagner cette révolution industrielle et en devenir l’un des porte-flambeaux. En se transformant en sports, les jeux physiques vont changer de nature, vont changer de logique interne : les caractéristiques de rationalité et de standardisation du mode de production capitaliste vont leur conférer de nouvelles propriétés, fort éloignées de celles des divertissements villageois. L’espace du sport devint un espace étalonné et stable ; le temps se soumit aux Diktats du chronomètre ; les objets du sport se muèrent en produits industriels de haute technologie ; les interactions entre les pratiquants furent strictement régies par d’impérieuses conventions de type compétitif. La mesure, le score et le record régnèrent désormais sur le stade, le gymnase et la piscine.
La profonde transformation sociale et économique que connut l’Europe du nord-ouest, et notamment la France au xixe siècle, provoqua une mutation des croyances et des modes de vie ; elle fut notamment à l’origine de la lente érosion des identités culturelles locales dont les revendications d’autonomie corse, basque ou bretonne actuelles représentent les buttes-témoins. C’est ce processus d’effilochage que le sociologue Eugen Weber a appelé la « fin des terroirs » (et c’est d’ailleurs le titre de son ouvrage). Les nouvelles conditions de vie associées à un imaginaire collectif célébrant le progrès, la vitesse et la performance, vont coïncider avec l’émergence du sport. A la « fin des terroirs » dont parle Eugen Weber correspond le début des lançoirs, des couloirs et des sautoirs. Le paysage social des divertissements va être transformé par l’imposition d’un calendrier, d’une temporalité propre qui va rythmer la succession des rencontres et des événements sportifs.
La dépendance des caractéristiques de ce sport international à l’égard des modes de production capitaliste a été relevée à juste titre par de nombreux auteurs. Cependant, il semble que la liaison entre le sport et un régime politique original n’ait pas été vraiment perçue. Certes, beaucoup d’auteurs ont insisté avec raison, sur la symbiose réalisée entre le sport et les régimes totalitaires, de type mussolinien, hitlérien ou stalinien. Mais en réalité, le sport n’est pas issu de ces régimes dictatoriaux ; il s’est au contraire imposé en liaison avec l’affirmation progressive du régime de démocratie libérale. Une mise en rapport dans l’espace et dans le temps de ces deux phénomènes sociaux peut être éclairante. La démocratie libérale s’est affirmée dans un espace précis : l’Europe du nord-ouest, et à une époque bien identifiable : le dernier tiers du
xixe siècle. Il en est rigoureusement de même de l’entreprise sportive : démocratie libérale et sport émergent dans le même lieu et au même moment. La coïncidence ne peut être fortuite.
La démocratie libérale, berceau du sport, ne se présente cependant pas comme un régime lisse et cohérent ; elle est pénétrée d’intentions contradictoires qui s’entrechoquent en permanence dans les pays qui la mettent en application. Et sans doute faudra-t-il alors s’attendre à retrouver ces contradictions dans le phénomène sportif lui-même, pour autant que toute motricité est bien une ethnomotricité. La perspective libérale favorise la franche compétition, la libre circulation des personnes, la soumission aux lois de la concurrence et du marché, l’apparition d’une élite performante. L’option démocratique prône l’égalité des chances et la similitude des conditions ; elle met en avant le contrat social, elle se préoccupe davantage des faibles que des triomphateurs, elle tempère la brutalité des compétitions en amoindrissant les disparités interindividuelles, elle impose les arbitrages de l’Etat. D’un côté une sorte de « darwinisme sportif », de l’autre une régulation centralisatrice. La démocratie libérale est une démarche délicate, en quête de son équilibre sur une ligne de crête qui menace en permanence de provoquer la chute vers l’un des deux versants opposés, l’un valorisant la liberté et les pouvoirs de l’individu, l’autre les contraintes et le contrôle de la société.
Ce qui intéresse notre propos, c’est que cette tension qui, tel l’arc électrique ne maintient le contact que par la fulgurance d’une flamme, se retrouve dans la réalité du phénomène sportif. L’exemple de l’arrêt Bosman qui secoue actuellement le monde du football est un exemple révélateur du point de vue libéral ; en favorisant la libre circulation des participants à l’intérieur de l’Union Européenne, cet arrêt délocalise les joueurs, déclenche un processus d’européanisation, prélude à la mondialisation. Et par là même risque de désorganiser la gestion des clubs qui pestent contre la marge d’autonomie des joueurs jugée trop importante (paradoxalement, ce sera la recherche de profits supplémentaires qui incitera les clubs favorables à l’économie de marché, à tempérer le trop grand libéralisme du marché !). D’une part, sous le label libéral, la compétition à outrance, l’établissement des records et des classements, la domination de l’élite et l’avènement des « dieux du stade ». D’autre part, sous l’égide démocratique, l’accès de tous aux activités, l’égalité des chances, l’équité de la confrontation (catégories de poids, d’âge, handicaps...), l’arbitrage assurant la loyauté de la rencontre. Cette vive opposition entre les dimensions libérale et démocratique est au cœur du sport qui apparaît alors comme un Janus à deux visages. Elle entretient et avive en permanence les conflits, et cela d’autant plus que sa réalité est farouchement niée par une majorité d’auteurs qui ne veulent voir dans ses manifestations négatives que des phénomènes surajoutés et de simples déviations regrettables. Cependant, force est de se rendre à l’évidence : l’évolution mondialiste du phénomène sportif survalorise le visage de la compétition conquérante et élitiste, au détriment du visage de la rencontre souriante et conviviale, souvent réduit à n’être plus qu’un alibi.
En changeant de régime politique au cours du xixe siècle, changement associé à de profondes mutations socio-économiques, les nations du nord-ouest de l’Europe ont modifié corrélativement leurs valeurs, leurs modes de vie et de divertissement. L’abandon des jeux traditionnels au bénéfice des jeux institutionnels - le sport -0 répond à un changement de civilisation. Cette nouvelle culture a une tendance irrépressible à imposer la standardisation et l’uniformisation des espaces, des temps, des objets et des comportements. Par son inscription résolue dans le monde industriel et commercial de l’économie capitaliste, la culture sportive a développé une véritable multinationale du spectacle ; celle-ci vend le produit sportif et l’installe avec un succès retentissant dans le champ de la communication de masse, ce qui va, en retour, influencer ses propres contenus.
Arrivé à ce point de notre analyse, un problème va rapidement se poser avec acuité : quel sens accordons nous aux mots que nous employons ? Le terme « sport » est prodigieusement polysémique. Si l’on veut éviter les confusions et les malentendus, il convient de s’accorder sur la signification des concepts que nous utilisons.
Bien entendu, l’étiquette verbale - le « signifiant » - que nous associons aux réalités extra-linguistiques étudiées, est conventionnelle, « arbitraire » comme disent les linguistes. Cet aspect conventionnel est relatif à chaque culture et peut entraîner des décalages sémantiques importants. Ainsi, pour certains auteurs, le terme « sport » recouvre-t-il l’ensemble des activités physiques de divertissement ; cette acception est aussi légitime que tout autre, mais il conviendra alors de distinguer, au sein de cet ensemble pléthorique du sport, les sous-ensembles de pratiques physiques bien typées qui répondent à des contraintes et à des réalités fort différenciées. Et le problème de la pluralité des catégories d’activités ludomotrices inconciliables, provisoirement masqué par l’attribution à toutes de la même dénomination, ressurgira de plus belle !
Pour notre part, nous avons opté pour une définition opérationnelle du sport, c’est-à-dire pour une définition qui s’appuie sur des critères objectifs et contrôlables. Dans cette optique, le concept de sport requiert la conjonction de quatre critères que nous allons rapidement rappeler :
Une situation motrice : la mise en jeu corporelle est ici pertinente. Le jeu d’échecs ou le bridge, qui ne sollicitent pas les conduites motrices des joueurs en tant que trait pertinent, ne sont pas des sports.
des règles : sans règles, sans contraintes définissant l’univers d’action motrice autorisé, il n’y a pas de sport.
une compétition : il ne s’agit pas d’une simple émulation, mais d’un dispositif qui organise le système des actes marquants et qui désigne les vainqueurs et les vaincus.
une institutionnalisation : qui associe un ancrage social et médiatique décisif. Conçu fréquemment comme une simple activité de type physique, le sport mobilise en réalité de puissants leviers économiques et politiques. Le facteur capital qui accordera au sport son identité, c’est précisément le processus institutionnel qui passera par la création des fédérations sportives et des grandes instances internationales (Comité International Olympique, Coupe du Monde de football, championnats divers...). Cette reconnaissance officielle - juridique, économique, politique - permettra au sport de se hisser au premier rang des événements sociaux dont la télévision se fera le chantre sur le plan mondial. On ne s’étonnera donc pas que nous la considérions comme un trait majeur de la définition du sport.
Dans cette optique, le sport peut être défini de façon simple et concise comme l’ensemble des situations motrices codifiées de façon compétitive et institutionnalisées. Cette identification effectuée, nous pourrons distinguer parmi l’en- semble des activités physiques, d’autres catégories de pratiques qui répondent à des besoins différents et seront sans doute affectés de façon fort variable par la mondialisation :
Les quasi-jeux sportifs : jeux physiques informels, dénués de règles, soumis à des usages locaux et dépendants des impératifs du milieu - jogging, ski, kayak de loisir, vélo, baignade...
les jeux sportifs traditionnels : ce sont les jeux physiques codifiés, non institutionnalisés, et souvent issus d’une longue tradition ludo-culturelle - la Chandelle, les Barres, le Cheval fondu, la Galine, le Drapeau...
les quasi-sports : il s’agit de jeux sportifs conçus sur le modèle des sports mais qui n’ont pas encore réussi à atteindre une notoriété institutionnelle pleine et entière. Ces jeux « semi-institutionnalisés » sont du niveau régional et non du niveau mondial - joutes nautiques du midi de la France, « boule de fort » de la région nantaise, lutte des Canaries, balle au tambourin de la région de Montpellier...
les jeux sportifs de rue : pratiques ludomotrices urbaines, parfois nouvelles, parfois imitant des sports consacrés, qui se donnent des règles simples et fluctuantes en gardant une grande part d’improvisation - basket, football ou hockey « de rue », roller, planche à roulettes...
De telles distinctions évitent de figer la multiplicité des activités physiques en une seule catégorie censée être monolithique : le sport. On peut ainsi identifier l’itinéraire de chaque pratique, éventuellement jalonné de transformations, qui font passer cette activité d’une catégorie à une autre. Au cours des dernières décennies, une foule de quasi-jeux ont connu une sportification spectaculaire et sont devenus des sports à statut plein : planche à voile, escalade, roller, VTT, bicross, volley de plage.... Cette observation diversifiée signale que le sport n’est qu’un sous-ensemble d’activités physiques parmi beaucoup d’autres possibles. Le sport n’est donc pas une activité « naturelle », inéluctable, qui va de soi ; il répond à un choix culturel, daté et situé. Parmi les différentes catégories identifiées, il est le seul à connaître une mondialisation conquérante ; et il y a tout lieu de penser que ce succès est lié à ses traits constitutifs : l’institution, au rôle décisif, choisit les types de compétitions les plus aptes à attirer le plus grand nombre de spectateurs. Une question, rarement posée semble-t-il, mérite cependant d’être avancée : pourquoi certaines activités ont-elles accès à la mondialisation alors que d’autres restent confinées dans la régionalisation ? Les pratiques sélectionnées par les instances institutionnelles pour en faire des sports ont-elles été retenues, comme on le prétend parfois, en raison de leur plus grande richesse et d’une éventuelle supériorité ?
Comme un vol de gerfauts hors du charnier natal, en découvrant les rivages insoupçonnés des Indes occidentales, la Niña, la Pinta et la Santa Maria ont creusé les premiers sillages qui allaient inéluctablement entraîner un lent processus de mondialisation dont les conséquences envahiront de façon spectaculaire le monde d’aujourd’hui. Cependant, ce phénomène, dont les importantes conséquences sociales n’ont été mises sur le devant de la scène que depuis peu, possède dans le domaine sportif une grande antériorité. En 1892, quatre siècles exactement après la découverte de l’Amérique, il y a donc plus d’un siècle déjà, le baron Pierre de Coubertin annonça, à la Sorbonne, son projet de refondation des Jeux Olympiques.
On peut en effet considérer que la mondialisation du sport a connu son acte institutionnel fondateur dans l’organisation réussie des premiers Jeux Olympiques modernes qui se déroulèrent à Athènes, en 1896. Disposant d’un bon siècle d’existence, arrivé à maturité, le sport étend désormais son filet de règlements, d’épreuves et d’exploits tout autour de la planète. Fortement adossé aux môles institutionnel et commercial, inséré avec brio dans les flux économiques, il a réussi à se hisser à un niveau d’influence mondial. Ce succès du sport est souvent brandi comme le signe d’une supériorité sur les autres activités physiques, lui octroyant par exemple la priorité dans le domaine éducatif. Que faut-il en penser ?
Remarquablement adapté au système économique et médiatique, le sport est une marchandise qui se vend bien notamment grâce à son exceptionnelle spectacularité. Sur ce plan, le sport est imbattable. Mais les ressources potentielles des activités ludomotrices en général ne se réduisent pas, loin s’en faut, à cette dimension économique. La massification d’une pratique ne signifie pas nécessairement sa « supériorité ».
Afin d’offrir des « produits » séduisants sur le plan international, les règles du sport sont conçues pour exalter sa spectacularité, et à ce titre, doivent souvent respecter des contraintes qui confinent l’action dans des structures standardisées, répétitives et limitantes. Ainsi que nous avons déjà eu l’occasion de le développer à plusieurs reprises (1981, 1984), le sport n’est ni une activité universelle, ni un jeu plus noble que les autres jeux dont il serait le prétendu « couronnement ». Le sport représente une frange seulement du spectre des activités physiques, mais une frange remarquablement exploitée dans ses aspects attractifs. Les jeux traditionnels et les quasi-jeux ne sont pas des jeux mineurs, simplement « préparatoires » aux sports comme certains auteurs se plaisent à l’affirmer, mais des pratiques parfois plus complexes et plus subtiles que les jeux institutionnels. En effet, afin de plaire au plus grand nombre, ceux-ci se doivent d’être des jeux « simples » et susceptibles de favoriser des identifications émotives immédiates facilement lisibles par le spectateur néophyte. L’analyse des règlements des différents sports révèle que les modifications successives des codes sportifs évoluent toutes vers la clarté et la simplification propices à l’attrait spectaculaire. Quand on passe des jeux traditionnels aux jeux institutionnels, on n’observe donc pas une différence de degré orientée de l’inférieur vers le supérieur, mais une différence de nature.
L’analyse comparative des universaux, c’est-à-dire des structures opératoires de fonctionnement des jeux sportifs (système des scores, structure des rôles sociomoteurs, réseau des communications...) révèle cette cristallisation institutionnelle sur des structures élémentaires et aisément déchiffrables exaltant l’affrontement et la victoire, alors que les structures traditionnelles possèdent un éventail beaucoup plus diversifié proposant des structures d’action plus riches et plus complexes. L’accession à la scène mondiale accroît encore cette typification des spécialités sportives selon des cadres et des mécanismes d’action simplifiés, uniformisés, et d’une lecture immédiate. La prétendue supériorité du sport n’est qu’une illusion. (...)
Adam Yvon, « Quelques problèmes d’orientation et de pédagogie des activités sportives », in Les Cahiers du Centre d’Etudes et de Recherches Marxistes, Activité physique, éducation et sciences humaines, n°43, Paris, CERM.
Bateson Grégory, Vers une écologie de l’esprit, Tome I, Paris, Editions du Seuil, 1977.
Parlebas Pierre, « Le sport est-il un jeu naturel, universel et supérieur ? » in VEN n° 387 p 4-15, 1984.
Parlebas Pierre, Jeux, sports et sociétés, Paris, INSEP Publications, 1999.
Warnier Jean-Pierre, La Mondialisation de la culture, Paris, Editions La Découverte, 1999.
Weber Eugen, La Fin des terroirs, La modernisation de la France rurale (1870-1914), Fayard- Editions Recherches, 1983.
Pierre Parlebas
Article extrait de Vers l’Education Nouvelle n°496