Accueil > Textes > Activités > Expression > Quelques réflexions sur le besoin d’expression (1)
Une réflexion de Gisèle de Failly sur le besoin d’expression offre un excellent exemple des synthèses qu’ont opérées les Ceméa à partir de divers courants de la pensée scientifique et pédagogique contemporaine. L’éducation nouvelle ne se réfère pas à un seul auteur, fût-il des plus grands. Elle constitue plutôt une synthèse, toujours modifiable, toujours en mouvement, des idées qui renouvellent les principes et les orientations sur lesquels peuvent s’appuyer les éducateurs, qu’ils soient enseignants ou responsables des vacances et des loisirs des enfants. Ce texte est bien ainsi : synthèse ouverte, à propos de l’expression, notion qui a joué et joue encore un rôle majeur dans l’éducation et la pédagogie de notre temps.
L’enfant est actif et l’activité est le ressort même de son développement. Mais l’activité est un phénomène complexe qui risque, comme tout phénomène vivant, d’être faussé par l’analyse. Tout en engageant globalement et entièrement l’enfant, l’activité peut prendre de nombreuses formes qui s’entremêlent et résistent au classement. 1 Ainsi, une activité comme le jeu de ballon avec des camarades fait appel au mouvement, à la force, à l’adresse, à l’intelligence, à l’ingéniosité, au sens social, à l’expression. Elle met en jeu tout l’individu. Cependant, nous lui reconnaissons, dans le langage courant, une dominante physique. Ce même jeu s’il donne lieu à des inventions ou des recherches personnelles pourra avoir un autre caractère.
Certaines activités manifestent plus particulièrement l’expression de l’enfant, ce qui n’exclut pas que de nombreuses composantes - habilité manuelle ou corporelle, imagination, par exemple - y aient leur place. En effet, l’expression est une des formes du besoin plus général d’activité. Elle est si importante qu’elle mérite d’être étudiée en elle-même et que de nombreux et remarquables ouvrages lui sont consacrés. Mais ces ouvrages, écrits par des artistes qui relatent leur expérience, se rapportent pour la plupart à un type particulier d’expression (dramatique, musicale, corporelle, plastique, écrite, orale, poétique) et l’envisagent habituellement du point de vue de la forme d’art familière à l’auteur.
Pour nous, écrire sur le besoin d’expression aurait été une entreprise ambitieuse et même téméraire si nous n’avions accepté à l’avance de n’en aborder que quelques aspects très liés à notre pratique pédagogique quotidienne. Nous nous en tiendrons à ce que notre expérience a pu nous apprendre et à ce que tant d’éducateurs éclairés, tant de psychologues, d’écrivains ou d’artistes ont pu, par leur exemple ou leurs écrits, nous aider à comprendre.
Les pionniers de l’éducation nouvelle, dès la fin du siècle dernier, considéraient le besoin d’expression comme vital pour les enfants et revendiquaient une place prépondérante pour l’expression à l’école en tant que moyen de formation et de culture. Mais l’enseignement traditionnel, hors l’école maternelle, restait sourd et même un peu méprisant à ces appels. La notion d’ « arts d’agréments » subsistait et subsiste encore. Pouvait-on enlever aux apprentissages de base un temps qui semblait perdu ?
L’éducation telle qu’elle a été conçue jusqu’à aujourd’hui considère l’expression comme une technique à acquérir, et bien que l’expression orale et écrite ait une place de choix dans les programmes scolaires, les enfants, il faut le constater, n’ont pas le droit de s’exprimer : l’école exige le silence. « Taisez-vous, dit le maître, afin que je puisse parler et vous instruire ». Il pourrait ajouter : et aussi m’exprimer moi-même. « Communiquer » est l’une des fautes les plus répréhensibles de l’écolier. Le terme nous fait sourire aujourd’hui alors que le besoin de communication entre les êtres est universellement reconnu.
Depuis de nombreuses années pourtant, les psychologues, les médecins, les sociologues ont apprécié l’importance de l’expression dans notre vie : l’idée première de la psychanalyse n’est-elle pas la recherche et la libération de soi-même par l’expression ? La psychologie des groupes l’envisage sous un angle un peu différent et, par des expériences et études multiples, en a mis au jour des éléments nouveaux, eux-mêmes points de départ de nouvelles découvertes. Mais le besoin d’expression, dont l’étude restait limitée à nos milieux éducatifs ou médicaux, a explosé soudain sur la place publique en mai 1968 comme une des premières exigences de tous ceux - enfants, jeunes et adultes - que leur situation place en état de dépendance et qui n’ont que « le droit de se taire » en face d’autres, plus forts ou mieux pourvus, et de s’insérer dans des structures solidement établies. La vague a déferlé avec une force qui marque la violence développée et contenue par notre organisation scolaire et sociale et pose à tous les niveaux un problème qui, s’il n’est pas nouveau, est du moins mis en évidence de telle manière qu’on ne peut plus l’ignorer. La nécessité d’aller à sa source, le besoin d’expression de l’enfant, est évidente.
Il est hors de doute que ce phénomène collectif a été en grande partie la manifestation d’un besoin fondamental non satisfait et même interdit pendant toute l’enfance et l’adolescence. Les affiches et graffiti portant le mot « expression » furent nombreux, allant jusqu’à l’absurde.
« Je n’ai rien à dire, mais je veux le dire ». Dans son ironie, qui n’a certainement pas échappé à son auteur, ce mot dénote un sentiment confus d’idées, de sensations, de revendications insuffisamment conscientes pour être traduites en paroles mais qui témoignent d’un puissant besoin de s’exprimer, c’est-à-dire « d’être », « d’exister par rapport à soi et aux autres.
Espérons que cet événement étonnant parviendra à renverser les habitudes séculaires - ou millénaires - et que les intéressés finiront par réussir là où les efforts des éducateurs les plus avancés n’ont rencontré qu’indifférence, incompréhension ou hostilité. Déjà, des instances de dialogues sont ouvertes où lycéens, parents, étudiants « peuvent parler » et l’on sait qu’il faudra de plus en plus tenir compte de ces « usagers ». Mais les méthodes pédagogiques, elles aussi, devront inéluctablement changer ; l’expression verbale et toutes les formes d’expression devront avoir leur place dans la vie scolaire avec la même valeur que les disciplines actuellement privilégiées. Du point de vue pédagogique, le mot « expression » recouvre des notions très diverses que nous tenterons d’éclaircir. Son usage est parfois impropre : il s’applique souvent, actuellement, dans les cercles qui se préoccupent de l’éducation des enfants et des adultes, aux activités de loisir, par opposition aux activités de caractère scolaire. Cette distinction nous paraît inexacte. Ce n’est pas tant la nature de l’activité qui est en jeu dans « l’expression », car toute activité est, dans une mesure plus ou moins grande, une manifestation de soi : sa valeur expressive dépend surtout des conditions dans lesquelles elle s’exerce. De toute façon le mot a fait fortune. Des stages « d’activités d’expression », très différents dans leur contenu, sont annoncés par de nombreux organismes.
Sous le nom d’expression, il est d’usage fréquent de désigner des travaux qui n’en ont que l’apparence ou qui sont guidés, retouchés, voire imposés par le maître avec, maintes fois, le but d’une exposition ou d’une démonstration. Le respect par l’adulte de la création enfantine libre est rare.
Certains pensent que le besoin d’expression est uniquement lié au besoin de contact avec les autres, de communication. L’expression chantée, dessinée, gestuelle et plus généralement encore le langage et l’expression écrite sont bien le moyen de la communication, mais il convient ici de différencier les âges de l’enfance. Dans la première période de la vie, le besoin d’expression fait partie du développement de l’enfant et nous pensons qu’il existe indépendamment du besoin de « communiquer » : l’enfant babille, puis parle, se parle, dessine, chantonne, fait des constructions, joue d’abord pour lui-même, pour sa propre joie et sa propre satisfaction. C’est seulement lorsqu’il a ressenti le plaisir, puis le besoin de l’échange avec « l’autre » qu’il cherche à trouver l’instrument de cette communication. Et même plus tard, la première enfance passée, nous voyons les enfants serrer contre eux leurs travaux et les emporter, non pas tant pour les montrer que pour vivre avec eux comme avec une partie d’eux-mêmes qui s’en est détachée mais lui appartient encore. On peut observer ce même fait dans certaines circonstances de la vie à des âges où cependant, l’expression a pour but essentiel la communication : de nombreux adolescents (et même des adultes) tiennent un journal que nul ne verra jamais, simplement parce qu’ils ont besoin de parler. De même nous éprouvons une grande joie à réciter pour nous-même et dans le secret de la solitude, des poèmes que nous aimons. De nombreux peintres ou sculpteurs refusent de se dessaisir, quel que soit le prix qu’on leur en offre, de celles de leurs œuvres auxquelles ils sont le plus attachés. Certains musiciens de l’époque contemporaine affirment composer uniquement parce qu’ils ont quelque chose à exprimer et non pour un public dont l’opinion les laisse indifférents.
Ces remarques étant faites, il n’en reste pas moins vrai que notre besoin d’expression est très lié au besoin de communiquer avec autrui. Dans le domaine artistique, bien des œuvres sont des actes. Le Guernica de Picasso était destiné à soulever l’émotion devant l’horreur de la guerre et à porter l’indignation dans la conscience du public. Nous serons amenés à faire des incursions dans la vie des adultes. Elles peuvent nous éclairer car le besoin d’expression existe chez nous tous et à tout âge. Si d’autre part, nous faisons souvent des références à l’art, c’est que l’effort de l’artiste consiste à rechercher les moyens les plus vrais, les plus personnels de son expression, et que son analyse met en lumière des points communs avec la recherche, inconsciente d’abord, puis, de plus en plus consciente, de l’enfant et de l’adolescent. On peut voir une similitude dans les tâtonnements et les essais des uns et des autres. Ce point appelle d’ailleurs des précisions exposées dans un des paragraphes de notre brève étude.
Nous nous efforcerons donc de situer et de préciser la notion de « besoin d’expression » dans la vie des enfants. Nous espérons ainsi aider les éducateurs à favoriser chez eux et chez les jeunes une expression réelle et authentique. Les bienfaits s’en feront sentir dès le présent par l’enrichissement et la libération qu’elle apporte aux enfants et se retrouveront plus tard dans leur équilibre personnel comme dans leur action au sein de la communauté.
La plupart des actions humaines, sans que nous le voulions, traduisent, « expriment », notre psychologie et notre personnalité. Chacun de nous s’exprime tout le temps : notre démarche est indolente ou décidée, embarrassée, hésitante, rapide ; notre abord, bienveillant, chaleureux ou froid ; notre intonation est vivante ou monotone ou heurtée ; les mots que nous employons traduisent, suivant le cas, l’agressivité, la précision, la délicatesse, la finesse, la recherche, la vulgarité. On perçoit aisément la dissimulation d’un regard qui se veut franc mais nous a trompé ou cherche à nous tromper. Le geste et l’attitude en disent bien plus long que la parole.
Tout cet ensemble expressif est le résultat complexe de notre constitution biologique, des mille expériences de notre petite enfance, puis de notre enfance, de notre jeunesse et des habitudes inconscientes que nous avons acquises. Indépendamment des gestes qu’il n’a jamais vu faire, mais qui sont liés à son stade de développement (le petit enfant dans son berceau remue les pieds et les orteils), l’enfant reflète le sourire de sa mère. Il imite les mimiques qu’il voit, les sonorités parlées qu’il entend le plus fréquemment. En imitant, en réagissant, en recréant, il crée sa propre expression corporelle, gestuelle, parlée.
On dit de quelqu’un - et c’est un éloge - qu’il est « naturel » lorsque, dans les circonstances banales de la vie, son expression traduit sa personnalité sans aucun obstacle, en se montrant lui-même, tel qu’il est. Grâce à cette « transparence », (le mot est du psychologue américain C. Rogers) le contact avec les autres est facile. Nous n’avons pas le même élan envers celui - même s’il est honnête - dont on ne sait jamais ce qu’il pense. Encore faut-il le pouvoir. Pour être « naturel » il faut déjà, soit avoir évité ou surmonté un grand nombre de difficultés, soit avoir eu une éducation (parfois de hasard) qui ait facilité notre connaissance et notre acceptation de nous-même, la conscience de nos gestes, notre situation par rapport aux autres.
L’aisance corporelle, si belle à contempler dans l’enfance, se perd souvent à l’époque de la préadolescence où se posent confusément tous les problèmes de l’adaptation au milieu. Pour le « jeune », la conscience de son corps devient aigüe. Les inhibitions se multiplient. Le grand garçon ne sait quoi faire de ses bras et de ses jambes, l’adolescente (comme l’adolescent) se trouve laide, trop grosse ou trop maigre et se réfugie parfois dans une originalité vestimentaire qui masque son embarras. L’aisance que leur aurait fait acquérir la pratique du mouvement libre, le jeu, les activités, les multiples formes de l’expression va beaucoup plus loin que l’apparence. C’est un accord de soi et avec l’entourage. Mais cette expression involontaire - si révélatrice pour l’éducateur car il doit observer et reconnaître les signes qui l’aideront à découvrir l’entant dans toute sa réalité - n’est pas celle sur laquelle nous désirons aujourd’hui nous attarder. Nous étudierons plutôt le besoin d’expression, les diverses formes sous lesquelles il se manifeste et le rôle de l’éducateur pour permettre de donner les meilleures conditions à son épanouissement. Chacun a, en effet, besoin de projeter d’une manière plus consciente sa personnalité profonde vers l’extérieur, de créer, pour lui-même, d’abord sous quelque forme que ce soit, puis, aussi, de communiquer avec les autres. Si bien que l’expression est à la fois une manière d’agir ayant pour but son propre développement puis un moyen d’établir avec les autres des contacts à divers niveaux. Chacun cherche, dans les données de sa vie, le moyen de cette création. Certains ont la chance que leur vie professionnelle, si elle comporte une liberté d’initiative, de choix, d’affirmation, leur permette de se réaliser, au moins partiellement. Ils sont hélas, jusqu’ici, bien rares. La plupart d’entre nous font un travail qui n’offre pas de possibilité de création personnelle. Ils sont les rouages d’une machine dont le fonctionnement leur échappe et donnent leur énergie à des buts qui leur sont étrangers. Ils trouvent alors la compensation à cette vie sans horizon dans des activités professionnelles : action politique ou syndicale, sport, vie du groupe familial, art, même si les moyens et les résultats sont modestes, car, en l’occurrence, ce n’est pas tant le résultat qui compte que la satisfaction du profond besoin de celui qui a tenté, suivant le cas, d’aider les autres de s’affirmer ou de traduire sa vision de la réalité.
Nous éprouvons aussi le besoin de communiquer avec les autres. Beaucoup d’adultes ressentent des sentiments très profonds mais ne peuvent les exprimer par la parole : une jeune mère me disait que malgré ses difficultés matérielles, elle était heureuse d’avoir des enfants parce que « c’était mignon ». Bien sûr, les autres savaient voir, au-delà de ce mot futile, que toute son attitude, son attention, ses soins « exprimaient » le sentiment qui emplissait sa vie. Mais la parole n’avait été qu’un véhicule pauvre et inexact. Il est fréquent que le récit d’un événement survenu la veille soit incompréhensible : le même pronom se rapporte à des noms différents, le passé et le futur se mêlent, les incidents nous font perdre le fil de la pensée, bref, les efforts de l’interlocuteur pour comprendre usent son intérêt et sa patience. Pourtant, la simple expression des faits et des sentiments, lorsqu’elle est exacte, ouvre cette communication avec les autres qui apparaît aux psychologues comme un des besoins essentiels de notre équilibre et dont nous ressentons si vivement l’absence lorsque nous sommes avec des étrangers dont nous ignorons ou savons imparfaitement la langue.
Les enfants, eux aussi, ont besoin de s’exprimer. Ils le ressentent de façon sans doute confuse, vague, tout comme de nombreux adultes et le manifestent par un désir d’agir qui peut prendre des formes extrêmement diverses : courir, remuer, jouer, parler, crier, pleurer, chantonner, danser, faire des gestes avec le corps ou des mimiques avec le visage, écrire, dessiner, peindre, modeler... Toutes ces actions peuvent, avec un résultat analogue aux yeux d’un observateur non informé, avoir des significations différentes. Copier « je m’amuse beaucoup » est tout à fait autre chose qu’écrire la même phrase dans une lettre. L’expression est caractérisée par une poussée intense qui entraîne l’enfant (où l’adulte) à « faire sortir » au dehors de lui ce qu’il sent en lui, à « l’exprimer ». Cette poussée est plus ou moins impérieuse suivant l’importance, pour lui-même, de ce que l’enfant a besoin d’exprimer. Elle est parfois si violente (dans la colère) qu’elle brise notre contrôle. Le langage, lorsque l’enfant en possédera l’instrument, deviendra un moyen d’expression privilégié, mais non le seul. Certaines impressions, sensations, certains états intérieurs (de joie, de tristesse, de jalousie) sont inexprimables par la parole, alors que l’enfant fera directement, sans un instant d’hésitation, une « peinture » qui traduira ce qu’il éprouve. Le célèbre test qui consiste à dire à l’enfant : « Dessine ta famille » est révélateur. La grandeur des personnages les uns par rapport aux autres, leur place relative, leur aspect général, protecteur ou parfois effrayant nous renseignent aussitôt sur le rôle qu’ils jouent dans l’esprit de l’enfant. Une petite fille de sept ans, très jalouse de l’affection que ses parents portaient à sa jeune soeur, dessina celle-ci de toute petite dimension, dans un coin de la feuille et se dirigeant vers l’extérieur, faisant clairement comprendre qu’elle aurait souhaité la voir disparaître.
« Toute étude valable du dessin de l’enfant nous met en présence de l’enfant lui-même. Elle nous conduit inévitablement au cœur même des problèmes qui se posent pour lui, de son histoire, des situations qu’il vit ». 2 C’est ce qui explique que tant de travaux aient été accomplis par des psychologues sur ce sujet et que le dessin soit largement utilisé pour déceler les troubles profonds des enfants. Nous n’en parlons ici qu’à titre d’exemple de l’expression spontanée pour rappeler les liens qui l’unissent à la personnalité profonde de l’enfant. Nous n’évoquerons que rapidement plus loin les raisons pour lesquelles, à partir de sept ans environ, l’enfant cesse progressivement de s’exprimer dans son dessin.
Certains enfants s’expriment plus volontiers par le mouvement, le geste ou bien en se racontant des histoires, en mimant des situations vécues - et particulièrement celles qui les ont frappées ou celles qu’ils regrettent et souhaitent revivre - par des « récitatifs », ou bien par la musique en inventant des airs ou par tout autre moyen.
L’expression peut prendre des formes très différentes et il semble déjà que l’on puisse distinguer : l’expression individuelle, l’expression individuelle au sein d’une collectivité, l’expression collective ou très liée à la collectivité. Il est facile d’observer que le jeune enfant n’éprouve aucune retenue, aucune inhibition à s’exprimer individuellement. Pour peu qu’on lui ait donné quelques indications sur leur usage, il utilise spontanément et joyeusement les matériaux qui sont à sa disposition : pinceaux, doigts, crayons, craie, peinture, laines, papiers, cubes, outils, et cela sans se soucier de notre esthétique. Il choisit sans hésiter la couleur qui lui plaît et la pose sur le papier d’une main sûre. La terre qu’il pétrit prend une forme bizarre à nos yeux. Qu’importe ! la satisfaction et l’épanouissement se lisent sur son visage.
Malheureusement les comparaisons avec d’autres, les critiques, le manque de moyens techniques à la mesure de ses désirs - qui entraîne l’échec - font perdre à l’enfant qui grandit cette belle sécurité et le jour arrive où nous recevons dans nos stages un garçon ou une fille de dix-huit ans pour qui chaque geste et chaque action posent un problème. L’adolescent, on l’a assez dit, est embarrassé de lui-même. Il ne sait comment marcher, se présenter, se tenir. Il va être ridicule, on va le juger, il va se trahir, il ne saura pas... L’expression la plus légère, la plus superficielle est entachée de crainte. C’est alors que l’expression collective apporte un inestimable secours. Chanter seul est difficile. Même si l’on chante juste, notre voix se trouble si nous sommes devant des camarades. La gêne s’empare de nous. L’émotion contracte notre gorge. Dans le groupe, le chanteur est soutenu par les autres voix dans lesquelles sa propre voix se fond. Une erreur n’est pas perçue. Pourtant, il « s’exprime ». Il éprouve à chanter avec d’autres une joie plus grande encore que s’il était seul. Il doit s’accorder aux autres, affiner son timbre, s’adapter à l’ensemble car la qualité individuelle donne sa beauté à l’ensemble du chœur, et cela dans la sécurité, la protection que lui donne le groupe.
Si la première activité de nos stages est le chant collectif, si l’organisation du stage est telle que nul n’échappe à cette première expérience d’une activité en commun, c’est qu’elle oblige chacun à jouer son rôle dans une action d’ensemble, « sans être entendu », « sans danger » ! C’est nous qui sourions de ceux qui taxent de puérile une telle activité. Ils n’en voient que l’apparence et toute sa réalité psychologique leur échappe.
Les danses collectives, qui permettent à l’enfant ou à l’adolescent de nos stages une expression limitée, sans mettre en jeu les mécanismes plus profonds de la création sont très précieuses pour aider le danseur novice à oser se manifester devant les autres avec un risque réduit. Chacun tient sa place comme il peut, et souvent de façon fort gauche, pour que l’évolution ou la danse ait sa forme, son rythme, son mouvement. Expression du même type, à un titre différent, la participation individuelle à un jeu d’équipe qui traduit si bien le caractère et les qualités du joueur et aide tellement son adaptation sociale. Pour l’artiste, le jeu de l’instrument dans un orchestre est une forme précieuse d’expression : il est moins libre que s’il était seul, son expression est plus limitée, mais sa réceptivité, son souci des autres sont accrus, il doit écouter, s’adapter, renoncer à se faire valoir et même savoir se faire ignorer, tenir strictement le rôle qui lui est imparti. Même si ce rôle est apparemment modeste, le véritable artiste en recherche la perfection. L’importance et la difficulté du rôle des timbalistes qui n’ont qu’un son à donner à un moment précis sont bien connues. Le climat de la collectivité apporte aussi le bénéfice d’un puissant stimulant pour les activités (dessin, activité manuelle, musicale, dramatique, expression écrite, ou parlée). C’est déjà au moment de la perception des impressions, souvent plus nombreuses et plus riches lorsqu’on est avec les autres, puis lors de la préparation du travail. Ce que l’on voit faire par d’autres, leur approche du travail, leur utilisation des matériaux s’ajoute à nos propres idées. Le milieu créé par la collectivité (classe, groupe de travail), soutient, encourage, anime celui qui n’est en fait plus seul. Son activité quelle qu’elle soit, est enrichie, modifiée et même parfois engendrée par la présence des autres. Ce n’est pas tout : l’expression se nourrit d’elle-même et un travail créateur en appelle un autre, surtout dans un milieu vivant.
L’expression collective donne la dominante à l’expression du groupe. Un jeu de marionnettes est une expression collective qui commence par la recherche d’un thème. Les idées naissent, l’invention, l’imagination se multiplient. Le thème accepté, les tâches se répartissent. Chacun va trouver sa place dans sa réalisation. Le plus timide va peut-être se réfugier dans des tâches où l’expression a peu de place mais où elle existe pourtant comme faire des accessoires. D’autres vont choisir un rôle. Mais la fabrication de leur personnage doit se plier à l’ensemble des besoins : leur expression personnelle vit en dépendance de la réalisation d’ensemble. Le jeu, le bruitage, le décor sont autant d’expressions à la fois individuelles et collectives et l’élaboration collective aide à vaincre les difficultés techniques qui se présentent. Cependant, cette valeur d’expression n’est laissée à cette activité que si l’éducateur sait intervenir sans s’imposer, en donnant confiance, en limitant ses conseils à l’indispensable, de telle manière toutefois que les enfants ou les stagiaires, suivant le cas, sentent sa présence comme un soutien toujours à leur disposition. Chacun éprouve la joie de la réussite - même si celle-ci est partielle - parce qu’un peu de lui-même est passé dans la réalisation collective.
On peut rapprocher cet exemple du jazz, qui est essentiellement un art collectif. La création y est rarement individuelle. « Lorsque, dans un orchestre, un soliste improvise » (tout comme dans notre jeu de marionnettes ou un jeu dramatique réalisé dans les mêmes conditions) « il est soutenu par les membres de la section rythmique qui peuvent influencer énormément sa manière d’improviser, de même que le jeu du soliste influence, de son côté, le style de la création collective ».
La classe éprouve le besoin de s’exprimer en tant que groupe si elle a une vie en commun, des expériences partagées, si des événements vécus ensemble se produisent. Son expression se fonde sur ces réalités. Elle peut prendre toutes les formes bien connues du travail collectif : recherche de documents, aménagement de la classe, expositions, texte libre collectif dont Freinet a fait la base de l’enseignement du français et dont la motivation se trouve non seulement dans la vie de la classe, mais dans les échanges interscolaires avec tout ce qu’ils comportent d’enrichissant, de passionnant pour les enfants. Chacun fait alors l’abandon de certains de ses désirs pour donner la prépondérance à ceux qui ressortent du groupe. L’expression individuelle s’est manifestée et sans doute a-t-elle influencé l’expression collective, mais elle a aussi parfois dû céder devant la direction prise par le groupe.
La faillite survient lorsque ce groupe, n’existant pas en tant que tel, n’a en fait rien à exprimer et c’est là que l’on peut constater qu’une classe est composée d’enfants ou de jeunes juxtaposés qui n’ont aucune vie commune. « Chez moi, les enfants n’ont pas d’idées », disent certains maîtres. En fait, c’est à eux-mêmes que s’adresse ce reproche. Les « idées » ne peuvent venir que de la vie et de et de l’action. De même un jeu de théâtre n’est vraiment expressif que lorsque « la troupe » existe avec les expériences communes, les sentiments mutuels qui la rendent vivante. Sa qualité d’expression se développe si elle a de plus un but élevé, désintéressé. Ainsi voit-on des troupes « d’avant-garde » douées d’une étonnante valeur expressive, même si elles sont dénuées de moyens matériels et techniquement moins parfaites que d’autres.
Nous sommes en maintes circonstances surpris par les réalisations de jeu dramatique des équipes de stages. Elles font ce qu’elles n’auraient pas pu faire quelques jours auparavant : à l’arrivée, le groupe n’avait pas grand-chose à exprimer positivement. Même s’il avait voulu traduire ses sentiments d’alors - inquiétude, appréhension, hostilité, espoir - il n’aurait pas eu les moyens de le faire. C’est toute la vie du stage qui lui a donné les moyens de cette expression.
Non seulement l’expression peut prendre les formes individuelles, semi-collectives ou collectives que nous avons évoquées, mais les activités qui la matérialisent peuvent mettre en œuvre notre sens créateur à divers niveaux : il y a des degrés dans l’expression. La forme la plus complète est sans doute celle qui traduit une impression directement ressentie par l’enfant : sa sensibilité a spontanément recueilli ses perceptions, a fait dans l’instant même son choix parmi elles, les a organisées à son gré, désire les projeter à l’extérieur de lui-même et le fait à travers l’activité dans laquelle il se sent le plus à l’aise. Toutes ces opérations sont parfois presque simultanées. La gamme des matériaux qui lui sont offerts doit être assez grande pour permettre son choix. Mais il n’en est pas toujours ainsi. Si nous revenons au chant dont nous parlions plus haut, il donne lieu à des types d’expressions de degrés divers : un musicien peut composer un chant, paroles et musique ; il peut créer une mélodie ; il peut inventer des paroles sur une mélodie. On peut aussi (c’est le cas de nos stages) vivre un chant que l’on n’a pas composé, le chanter seul, et c’est encore une expression, car, même en respectant les indications données par l’auteur, chacun ressent et exprime ce que ce chant représente pour lui, en y intégrant son propre passé musical et sa sensibilité. On peut encore le chanter collectivement et l’expression prend alors une autre signification pour nous. Si ce chant ne nous plaît pas, qu’il ne corresponde à aucun sentiment que nous ayons plaisir à exprimer ou même qu’il a pour thème des sentiments ou sensations que nous rejetons, nous ne pouvons nous exprimer à travers lui.
Il est quelquefois amusant, mais surtout fort triste, d’entendre des enfants chanter des chants dont ils ne comprennent pas le sens. Sans doute peuvent-ils en ressentir un certain agrément mais la signification vraie leur reste étrangère et leur expression est faussée. Il en va tout autrement des comptines qui sont un jeu fantaisiste et souvent poétique de paroles et de sonorités rythmées dénuées d’un sens précis. Les répertoires composés par nos instructeurs sont typiques : certains choisissent des chants alertes, rapides, gais, d’autres, sentimentaux, d’autres, graves, certains préfèrent ou non les rythmes syncopés. Tous ces choix correspondent à des dispositions intérieures et, à travers eux, ils les expriment, malgré les efforts de ceux qui les ont choisis pour équilibrer les genres.
On voit que le chant - et ce n’est qu’un exemple - offre une grande variété de niveaux dans l’expression. De même la composition d’un poème est une expression très profonde. Mais on peut aussi réciter, « dire » un poème - pour soi ou pour les autres. En le disant, on le vit et par son intermédiaire, on s’exprime. Nos poètes, nos écrivains préférés, sont ceux qui ont pu exprimer ce que nous ressentions le plus fortement, mais qui restait inexprimable. Leur lecture nous aide à l’éclaircir, à mieux le percevoir et à mieux nous comprendre nous-mêmes.
Mais d’autres activités nous sont précieuses, en tant qu’éducateurs, justement parce que la part de création est plus modeste et qu’elles sont plus rassurantes pour celui qui n’ose et ne peut se lancer dans l’expression de lui-même. Le tissage, par exemple, dont la technique est assez accessible, mais qui laisse la liberté des matières utilisées, du choix et de la disposition des points, de l’harmonie des couleurs, offre un grand intérêt pour certains enfants. Il peut être un premier pas vers une expression plus complète. Le travail du papier, le découpage de motifs, leur impression, leur répétition pour en faire des affichages, des rythmes décoratifs, offrent des qualités semblables.
Un auteur dramatique a conçu un drame. Sur cette donnée, une grande part reste ouverte à des interprétations diverses : la mise en scène avec sa structure, ses mouvements, ses couleurs, son rythme ; le jeu des acteurs. On va même jusqu’à dire que l’acteur « crée » un rôle. L’acteur est alors imprégné de son texte. Il en vit chaque mot, chaque sonorité, chaque silence, il en éprouve les émotions, les situations dans toute leur profondeur. Il recherche la traduction la plus fidèle, la plus transmissible pour rendre les intentions de l’auteur qu’il a faites siennes. Le bon acteur n’est pas celui d’un seul personnage. Toutefois on ne peut nier qu’en exprimant l’auteur, il s’exprime aussi lui-même.
Parfois, acteurs et metteurs en scène ont pris de grandes libertés avec les textes et leurs interprétations présentent entre elles de telles différences que l’on reconnaît à peine l’œuvre écrite. La discussion reste toujours ouverte sur le point de savoir si l’on a le droit de modifier ainsi les intentions d’un auteur ou si ce dernier demeure seul maître de son œuvre. D’une manière analogue, l’on entend une symphonie de Mozart « par » tel ou tel chef d’orchestre et, même dans la perfection des interprétations et le respect des interprètes pour l’œuvre qu’ils dirigent, on préfère l’une à l’autre. Il reste de même encore une grande part de liberté et de possibilité d’expression à l’enfant ou à l’adolescent lorsque le « matériel », la proposition (thème, matériau, cadre) sont fournis par l’adulte.
Nous voulons dire que la même histoire jouée par différents groupes d’enfants ou d’adolescents donne lieu à des interprétations entièrement différentes, à des inventions qui nous surprennent et font parfois notre admiration car elles nous montrent que notre seule imagination n’aurait jamais atteint la richesse, la fantaisie de ce qui émane d’un groupe. Une classe vivante et travaillant librement à qui l’on propose un sujet à peindre donnera des travaux aussi variés qu’elle compte d’élèves.
La plupart des jeunes ayant dépassé l’âge de la première enfance auront probablement toujours besoin que ce premier élan leur vienne de l’extérieur et seuls les plus créateurs, ceux chez qui les dons de la créativité ont été préservés, pourront découvrir en eux-mêmes et dans les occasions qu’ils rencontrent, les sources de leur inspiration. Réjouissons-nous-en et respectons toute leur liberté. Mais n’oublions pas les autres : notre tâche d’éducateur, nous le verrons plus loin, est de ne pas craindre de fournir cette impulsion initiale, ce point de départ faute duquel les enfants - surtout lorsqu’ils ont subi une éducation traditionnelle étroite - peuvent se trouver « sans idée » et bloqués dans leur expression. Pour avoir voulu trop attendre leur initiative, on les prive de tout l’enrichissement que leur aurait donné leur action. L’équilibre entre l’initiative - ou le désir latent d’action - de l’enfant et la proposition que nous allons lui offrir si nous sentons que son initiative se tarit est l’une des plus grandes difficultés de notre travail d’éducateur.
Gisèle de Failly, cofondatrice des Ceméa et est déléguée générale jusqu’en 1969.