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En quoi les lieux d’accueil de jeunes enfants ont-ils changé ces vingt dernières années ? Quels enjeux et quels débats politiques et pédagogiques suscitent-ils ?
La connaissance sur le jeune enfant, dont parents et professionnels se sont saisis depuis vingt ans, a nettement évolué. Largement diffusée et vulgarisée par les médias - radio, télévision, presse destinée aux parents - elle risque une simplification réductrice. Au delà de ce nouveau créneau médiatique et de l’essor de la commercialisation de jouets et de matériel de puériculture, les désirs des parents et les besoins d’une société avide de jeunesse performante convergent sur les enfants. Un intérêt qui augmente en regard de la nette régression de la moyenne d’enfants par famille**.
L’enfant chargé d’une lourde mission d’avenir
L’enfant devient un bien précieux dont on programme l’arrivée. On découvre en 1985, avec le film de Bernard Martino, que “ le bébé est une personne ”. Au centre des débats, les approches pédagogiques se diversifient et se multiplient, au risque de susciter la confusion. On recherche des professionnels pour éduquer au mieux nos enfants et favoriser le développement des compétences qu’on leur reconnaît dès la naissance.
La formation initiale des professionnels se développe, rapidement enrichie et approfondie par la formation permanente et continue. L’évolution des pratiques dans les lieux d’accueil de jeunes enfants est très importante. Ces structures sont recherchées tant pour répondre aux besoins de garde de l’enfant (de plus en plus de mères travaillent), que pour contribuer au développement social et intellectuel de l’enfant.
La crise économique et sociale actuelle va à la fois renforcer, puis renverser, ce processus. L’augmentation du taux de chômage engendre une crainte de l’avenir et une surenchère sur l’enfant. Une course à la surstimulation et à la précocité s’engage pour tenter de multiplier ses chances dans le difficile contexte de l’emploi. Par ailleurs, la crise revalorise la vie familiale en incitant les mères à rester au foyer pour diminuer le nombre des demandeurs d’emploi. Des solutions familiales ou de voisinage s’instaurent pour la garde ponctuelle des jeunes enfants, remettant en cause la nécessité d’une formation professionnelle pour l’accueil professionnel des enfants.
Aujourd’hui, les enfants vivent dans un climat d’inquiétude et de course à la réussite, souvent dans un contexte de vie collective précoce qui, insuffisamment réfléchie et organisée, engendre la violence, voire la maltraitance.
Il est urgent de défendre les moyens d’une véritable politique de prévention qui respecte les besoins et les rythmes relatifs au développement des enfants dès leur plus jeune âge, tout en accompagnant parents et professionnels dans leurs fonctions respectives.
Évolution des pratiques
Au cours des deux dernières décennies, les structures d’accueil de la petite enfance se sont profondément transformées, évoluant du mode de garde au lieu d’éveil (voir page 6).
L’espace, son aménagement et son installation ont été progressivement pensés pour être accueillants, gais et conformes aux normes d’hygiène et de sécurité. Les lieux d’accueil sont riches en possibilités de découvertes et d’activités (variété et diversité de jouets, éléments moteurs mis à disposition) et adaptés à la taille des enfants (mobilier à leur hauteur).
Ces réflexions sont parfois parasitées par l’influence de la commercialisation d’un matériel spécialisé qui, de support à l’activité de l’enfant, devient le moteur indispensable de son développement psychomoteur (baby-trotte, tapis d’éveil et mobiles, jouets sophistiqués...) risquant de transformer l’enfant en consommateur précoce plutôt que de développer ses capacités à être actif, acteur de sa vie.
Les réflexions sur le cadre d’accueil se sont développées dans le but d’offrir une plus grande stabilité, et une continuité, dans la vie des tout-petits.
On a vu se constituer des groupes stables d’enfants, peu à peu accompagnés par les mêmes adultes, pendant toute la durée de leur séjour dans le lieu d’accueil. De nombreuses recherches sont apparues sur les repères lui permettant de se situer dans l’espace et dans le temps : retrouver la même place à table ; son lit et ses jouets familiers au même endroit ; régularité du déroulement des journées lui permettant de prévoir et d’anticiper les événements au lieu de devoir sans cesse s’adapter au fonctionnement de chaque personne.
La reconnaissance de l’individualité des enfants
Peu à peu, des éléments de sécurisation personnelle ont été apportés aux enfants, assurant leur existence dans le groupe avec, par exemple, la réflexion sur l’organisation d’un “ tour de rôle ” pour les temps de repas et de soins.
Ces premières structurations du cadre d’accueil intégraient peu à peu les éléments de connaissance de leurs besoins, ainsi que ceux, plus spécifiques, des jeunes enfants momentanément séparés de leur milieu familial et accueillis en collectivité.
Sensibilisés par les rythmes propres au jeune enfant, les professionnels s’engageaient dans la voie de leur prise en charge individuelle. Les “ séances pots ”, les repas collectifs de bébés alignés dans leur baby-relax, ou l’uniformisation des vêtements à la crèche (sous prétexte d’atténuer les différences sociales) ont alors disparus au profit du respect de l’enfant dans son corps. On s’accorde, par exemple, à reconnaître qu’il ne faut plus “ forcer ” un enfant à manger. Pourtant, des pressions plus discrètes demeurent (suppression du dessert si l’enfant n’a pas d’abord mangé ses légumes), et alimentent l’opposition “ normale ” des enfants de cet âge engendrant des situations de conflits ou des formes de soumission à l’égard de l’adulte.
Désormais connue, l’importance du contact corporel et de la sensorialité dans la relation avec l’enfant influence l’attitude des professionnels dans les soins apportés à son corps. Cependant, la reconnaissance de sa personne dans ses multiples composantes - sensorielles, motrices, intellectuelles, émotionnelles, affectives et sociales - demeure complexe.
Des échanges source de communication
Les recherches sur les compétences de l’enfant et de l’adulte se sont développées simultanément. Dans les lieux d’accueil collectif, les réflexions ont porté sur l’instauration de temps de relation duelle professionnels-enfants, privilégiant des moments d’échanges individualisés. Les temps de “ soins ” (repas, bain, change...) furent identifiés comme support à cette communication intime. Cette recherche a conduit les équipes vers la notion de “ personne de référence ” : une personne qui connaisse bien l’enfant, et soit connue de lui, en assure la responsabilité durant son temps d’accueil et le suivi de son évolution.
Cette mise en évidence du rôle fondamental de l’adulte, devenant “ soignant de l’enfant ”, valorise et professionnalise peu à peu ses tâches et nécessite un travail d’équipe, même si les temps de réunion et de soutien des professionnels restent très insuffisants en regard de la complexité de leur mission.
Par ailleurs, des interrogations sur la place accordée aux parents ont ouvert plus largement les structures d’accueil à leur présence dans les pièces de vie des enfants.
Les relations entre parents et professionnels ont évolué vers plus de dialogues et d’échanges, bien qu’émerge au grand jour un éventail de sentiments complexes : rivalité, concurrence, inquiétudes et conflits dans le désir d’appropriation de l’enfant. Par ailleurs, on ne pouvait plus ignorer les effets de la séparation. Sa préparation et son accompagnement, ainsi que la nécessité de l’adaptation à un nouveau milieu, se sont imposés à tous les milieux d’accueil, bien qu’avec des modalités très différentes, tant dans la durée que dans le contenu.
Évolution du “ savoir-être ” des professionnels
Cette rapide évocation permet de mesurer l’importance de l’évolution des lieux d’accueil. De nombreuses structures se sont dotées d’un “ projet pédagogique ” reprenant l’essentiel de ces conceptions via un savoir faire explicite.
Mais le plus difficile reste l’évolution du “ savoir être ”, cette modification profonde de l’attitude de l’adulte à l’égard de l’enfant, du regard porté sur lui pour le comprendre, le rencontrer et agir avec lui, en tant que personne et partenaire.
Car, prêt à reconnaître l’intérêt et la richesse de l’activité de l’enfant, il reste difficile de reconnaître l’importance de son activité autonome et sa capacité d’initiative ; d’éviter le désir de performances et de productions.
Nous sommes prêts à respecter le développement de l’enfant, à lui donner une grande liberté motrice et à encourager l’expression de sa créativité et de son imaginaire. Mais sommes-nous prêt à encourager qu’il joue sur le dos alors qu’il sait déjà s’asseoir ? À lui laisser une liberté de mouvement ailleurs que sur son tapis (sur la table de change par exemple) ? À accepter qu’il mette ses Legos dans le four de la dînette ou qu’il les fasse glisser sur le toboggan ?
Pourquoi avons-nous peur qu’il s’ennuie lorsqu’il répète une activité au fil des jours (en introduisant, d’ailleurs, de légères variations que nous pourrons percevoir en y prêtant plus d’attention) ? Les jouets mis à sa disposition sont-ils en nombre suffisant, adaptés à ses capacités et à ses intérêts, ou répondent-ils plutôt aux désirs des adultes, à l’instar des activités proposées trop précocement (la peinture à quinze mois, se servir tout seul à table à deux ans...) ?
La structuration dans le temps et l’espace
Si le cadre et les conditions d’accueil ont beaucoup évolué, la structuration du temps, de l’espace et du travail des adultes est parfois difficile à accepter, perçue comme une contrainte atteignant leur liberté et leur spontanéité.
Le cloisonnement de l’espace - pour réserver un espace protégé aux plus jeunes, par exemple - est plus vécu comme un emprisonnement que comme une sécurisation dont adultes et enfants peuvent tirer bénéfice. Même s’il ne permet pas d’offrir une “ alimentation à la demande ”, comme à la maison, le “ tour de rôle ” est-il une frustration, une contrainte et un déni du rythme individuel, ou une possibilité de structuration de la vie collective, offrant à chacun l’assurance d’un temps de relation individuel avec l’adulte ?
L’organisation du travail et des journées autour du respect des rythmes individuels des enfants n’est pas non plus sans poser des difficultés institutionnelles : elle nécessite la coordination cohérente du fonctionnement de l’équipe autour de l’accueil des enfants et de leurs parents (le ménage, la vaisselle, les heures de repas et de sieste, les horaires et congés des différents professionnels...).
Mais l’organisation qui crée le plus de soucis aux professionnels est sûrement la fonction de “ personne de référence ” car elle suppose des réajustements subtils et constants pour le maintien d’une juste distance dans la relation à l’enfant : comment être suffisamment à son écoute dans une proximité affective sécurisante, et nécessaire à son développement, sans entraîner un attachement trop profond ?
En corollaire, comment éviter de se substituer aux parents, qui deviennent inévitablement “ mauvais parents ”, et développer les bases d’un dialogue commun, d’une confiance mutuelle et d’un regard partagé sur l’enfant ?
De l’observation de l’enfant au rôle de l’éducateur
Pour les professionnels, cette fonction d’accompagnement et de soutien du développement de l’enfant, en l’absence de ses parents, est maintenant reconnue comme importante. Elle n’en reste pas moins complexe car nous sommes encore tiraillés par des positions pédagogiques, éducatives et idéologiques contradictoires : comment prendre en compte les besoins individuels des enfants et être à leur écoute ? Favoriser leur liberté motrice et une activité autonome sans pour autant laisser faire, tout permettre ou avoir peur de frustrer ? Comment mieux comprendre le rôle essentiel des adultes, notamment dans les processus d’identification, sans pour autant stimuler et “ faire-faire ” à l’enfant ? Comment l’accompagner dans ses processus d’autonomisation et de socialisation sans aller trop vite, au risque de l’abandonner s’il se sent obligé de faire tout seul ou de partager avec les autres alors qu’il n’y est pas prêt ?
L’accès à une véritable attitude de coopération et de négociation des adultes avec les enfants (voire des adultes entre eux), à travers des “ activités communes partagées ” reste difficile. Cela suppose une mise à distance de nos impatiences, désirs, envies et émois, pour accueillir l’autre - enfant ou adulte - comme une personne différente de soi.
L’observation de l’enfant, et de ses différents modes et signaux de communication, nous aide à comprendre le sens de son comportement pour mieux le reconnaître et le prendre en compte. C’est un travail complexe, générateur de résistances personnelles car il nous touche au plus profond de nous-même, par le biais de nos attitudes de parents, de nos souvenirs d’enfance... Il nécessite de “ l’empathie ” à l’égard d’autrui (enfant, parent ou collègue) pour accueillir ses émotions, essayer de les comprendre et de les partager. Cela ne peut se faire sans soutien ni travail d’équipe.
Priorité à l’argent ou à l’enfant ?
L’accompagnement de l’enfant dans un processus d’humanisation demande des moyens considérés comme superflus dans une période de restrictions. Pourtant, assurer à un jeune enfant le soutien d’une “ personne de référence ” dans un lieu d’accueil est une nécessité, et non un luxe, même si la fonction et les tâches de cette personne ne sont pas les mêmes en crèche qu’en pouponnière.
La suppression ou la diminution des “ cadres intermédiaires ” (adjoints, éducateurs de jeunes enfants...) remet en cause les fonctions indispensables d’encadrement et de soutien du personnel, alors que des formations spécifiques à l’exercice de cette fonction devraient être développées.
Bien que l’arrivée massive d’enfants de deux ans à l’école maternelle réponde aux multiples préoccupations des parents et des collectivités locales, la plupart d’entre elles offrent des conditions d’accueil insatisfaisantes, malgré les efforts de leur personnel.
Face à la montée de la violence et de l’intolérance qui mettent en péril notre avenir, la recherche et le maintien des moyens mis à disposition, ainsi que leur développement, soutiennent le travail de prévention précoce.
S’opposer au “ retour en arrière ”
Mais la crise économique, idéologique et sociale actuelle suspend brutalement cette évolution et, insidieusement, s’amorce un retour en arrière d’autant plus intolérable que des prises de conscience et des remises en cause, parfois douloureuses, ont été engagées.
Les restrictions budgétaires entraînent des réductions de personnel et encouragent à la polyvalence et l’interchangeabilité. Alors que commençaient tout juste à s’installer les notions de stabilité et de permanence tant nécessaires à de tout-petits, les bébés redeviennent, à l’instar des adultes, des pions que l’on déplace au grès des sacro-saints taux d’occupation et de remplissage des structures.
Cette dépersonnalisation n’est pas sans rapport avec la montée de la violence : une vie collective précoce, et sans moyen d’individualisation dans les groupes, provoque un développement de la socialisation contraire aux attentes. Dès son plus jeune âge, l’enfant est plongé dans un univers où l’autre est vécu comme une menace, un rival, un danger pour la construction de son identité et de son “ être au monde ”. La violence concerne aussi les adultes qui souffrent de l’absence de lieux de convivialité, de parole, d’écoute ou d’échanges. Alors comment s’étonner du développement de l’intolérance, de l’individualisme et même du racisme ?
La récente réforme de la formation des auxiliaires de puériculture, les pseudo-formations (CAP petite enfance...) marquent une déprofessionnalisation des personnels de l’enfance, alors qu’il avait fallu des années pour convaincre et obtenir ce qu’énonçait déjà depuis longtemps Françoise Dolto “ plus les enfants sont jeunes, plus il faut du personnel qualifié ”.
Par ailleurs les structures d’accueil collectives et familiales se vident, car elles sont trop coûteuses pour les familles. Celles-ci, aidées financièrement par les CAF, leur préfèrent l’accueil familial plus souple des assistantes maternelles, encore peu formées, encadrées ou accompagnées dans leur travail.
Dans ce douloureux contexte, les crèches risquent de s’engager vers trois scénarios possibles : leur disparition pure et simple ; leur transformation en “ ghettos ” destinés à une population précarisée, bénéficiant d’aides importantes des collectivités locales qui ne pourront supporter longtemps cette charge ; leur reconversion en structures “ élitistes ” ouvertes à une clientèle qui aura les moyens d’offrir à ses enfants un mode de garde de qualité.
C’est dans cette mouvance que s’amorce la régression de la place des femmes dans la société. Un recul qui trouvera suffisamment d’arguments, en période de chômage, pour justifier leur retour à la maison, à leur tâche d’éducation des tout-petits. Dans tous les cas, pouvons-nous laisser s’installer un tel retour en arrière ?
Miriam Rasse, VEN n°480