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Depuis vingt cinq ans, je travaille dans des institutions éducatives et milite dans des mouvements d’éducation nouvelle. J’ai exercé des fonctions d’éducateur, d’animateur puis de formateur auprès d’enfants ou de jeunes rencontrant des problèmes d’intégration. Je dirige actuellement l’association régionale des Centres d’entraînement aux Méthodes d’Education Active de Midi-Pyrénées (CEMEA).
Les analyses et les propositions développées dans mon intervention s’appuieront sur les recherches en sciences humaines, mes expériences professionnelles, les travaux des CEMEA et sur une étude sur la violence que j’ai mené sur le champ des centres de vacances et de loisirs en lien avec l’université de Caen (Centre d’Etudes et de Recherches des Sciences de l’Education).
Il existe selon moi deux difficultés à traiter cette question de la violence des jeunes :
1.La première difficulté est liée au fait que nos analyses sont fortement influencées par des représentations dominantes et des approches comportementalistes, c’est-à-dire qu’il existe une interprétation dominante relayée par les médias et certains discours politiques qui expliquent que les comportements violents seraient liés à l’origine sociale, culturelle ou ethnique de leurs auteurs et que donc il faudrait soit réguler leurs comportements, soit les isoler. Ce type d’interprétation s’est traduit par exemple par le discours sur les « sauvageons ». C’est soit l’origine culturelle, soit les carences familiales qui seraient à l’origine de la violence des jeunes qui est la plus médiatisée.
2.La deuxième difficulté provient de la complexité de la question elle-même alors que les personnes confrontées aux situations de violence attendent des réponses rapides ; or, comme l’indique le titre de mon livre, comprendre pour prévenir, je privilégie une approche analytique et préventive à une démarche qui se centrerait prioritairement au traitement après coup des passages à l’acte.
Mon intervention va être structurée en deux parties :
1.La première partie va présenter les principaux enseignements de la recherche concernant la violence des jeunes.
2.La seconde partie portera sur la violence en CVL.
Avant de vous présenter les principaux enseignements de la recherche sur la violence des jeunes, il me semble important de rappeler que ce n’est pas un phénomène nouveau.
Les quelques citations historiques suivantes doivent nous inviter à prendre un peu de distance avec l’actualité.
Cet extrait de V. Hugo montre également que la violence est constitutive de la personne humaine. C’est aussi ce que pensait Freud qui disait que l’Homme est un être « tenté de satisfaire son besoin d’agression aux dépens de son prochain, d’exploiter son travail sans dédommagements, de l’utiliser sexuellement sans son consentement, de s’approprier ses biens, de l’humilier, de lui infliger des souffrances, de le martyriser et de le tuer ».
Plus récemment, Eric Debarbieux, enseignant chercheur en sciences de l’éducation et directeur de l’observatoire européen de la violence scolaire interrogeait pourquoi le « nique ta mère ! » ou le « putain de ta race » des jeunes de cité d’aujourd’hui serait plus grave que les mots qui précédent les affrontements initiatiques des petits villageois du roman de Louis Pergaud, la guerre des boutons, « quand ta mère disait qu’elle aimerait mieux téter une vache que ta sœur, parce que ça serait pas au moins une putain qu’elle élèverait ! ».
D’un côté il s’agirait d’un rite de passage et de l’autre d’une déstructuration anomique, d’une absence de repère ?
Avec ces quelques rappels, il ne s’agit pas de nier les évolutions récentes des violences, ni de minimiser la souffrance des victimes et encore moins de chercher à banaliser tout acte de violence comme nous le verrons plus loin. Ces citations visent à dédramatiser et interroger notre regard pour éviter les logiques sécuritaires et encourager les acteurs et décideurs éducatifs à comprendre pour agir sereinement et efficacement.
1.1 Premier enseignement : il est nécessaire d’appréhender les statistiques sur la délinquance avec prudence
Les discours alarmistes sur l’augmentation de la violence des jeunes se réfèrent souvent aux statistiques de la délinquance des mineurs. Or, il s’agit des statistiques des actes enregistrés auprès des services de police et non des actes effectivement commis. Comme le rappelle régulièrement de nombreux chercheurs ou professionnels, nous ne savons pas précisément ce qui relève :
Comme le rappelle Laurent Mucchieli dans son livre, de nombreux commentateurs oublient même de rapporter l’évolution des faits à la croissance de la population. Quand le nombre d’homicides, tentatives d’homicides et coups volontaires suivis de mort a augmenté en passant de 2093 en 1972 à 2325 en 1998, la population est passée sur la même période de 51,7 millions d’habitants à 58,7 millions. Le taux de violences mortelles a donc baissé en passant d’un fait pour 24 701 habitants en 1972 à un pour 25 257 en 19983.
Enfin, on oublie souvent que les enfants et les jeunes sont les principales victimes des violences comme le rappelaient il y a peu de temps les personnels de la Protection Judiciaire de la Jeunesse dans une pétition.
1.2 Deuxième enseignement : il est important de faire la distinction entre plusieurs types de violences
La notion de violence est polysémique. Limiter la violence aux destructions de biens et aux atteintes contre l’intégrité physique d’une personne en se référant uniquement aux faits incriminés par le droit apporterait une définition objective. Mais cela laisserait de côté de nombreuses autres atteintes contre les personnes ou les biens. De plus dans cette hypothèse, en limitant la violence aux faits incriminés par le droit, on risque de privilégier l’intervention à posteriori et le renforcement de la répression.
Les enquêtes de victimation montrent qu’il faut éviter deux écueils :
Par ailleurs, si les violences relèvent le plus souvent d’un usage abusif de la force, elles peuvent également procéder d’un rapport de domination qui n’est pas toujours observable : des procédés comme l’infantilisation, l’éviction ou l’atteinte à l’intimité, permettent de réduire l’autre sans recourir au registre de l’agression physique ou verbale.
Dans mon livre sur la violence des jeunes, j’avais choisi de retenir une définition large de la violence car je pense qu’il est prioritaire, si on souhaite s’inscrire dans une démarche de prévention, de prendre en considération tous les actes de violence et en particulier d’accorder de l’importance aux actes ressentis par les personnes comme des atteintes à leur intégrité.
Faire le choix d’une conception large de la violence ne doit pas non plus nous conduire à faire un amalgame entre les différents types de violence. Bien au contraire, il est important de faire la distinction entre trois grandes catégories de violences car elles ne sont pas agies par les mêmes auteurs et leur traitement ne concernent pas les mêmes personnes.
Il ne faut pas non plus confondre l’agressivité, le conflit avec des violences basées sur un usage intentionnel et abusif de la force ou du pouvoir.
L’agressivité, telle que la définissent certains spécialistes comme Jacques Pain, consiste en une recherche de ses propres limites auprès de l’autre ainsi que les limites de l’autre. Elle est une expression, dans l’immédiateté, d’une modalité défensive. L’agressivité serait l’expression d’une forme d’affirmation de soi. L’acte agressif ne vise pas à détruire l’autre, mais davantage à se mesurer à lui.
L’agressivité n’est donc pas négative dans sa visée ; elle permet de se structurer, de s’affirmer. Il faut alors chercher des moyens de la canaliser vers des buts constructifs
En ce qui concerne le conflit, il ne faut surtout pas oublier qu’il fait partie de la relation humaine ou se confrontent besoins, intérêts, valeurs de chacun. Il importe d’en sortir « gagnant-gagnant ».
Or, nous avons souvent tendance dans notre société à le craindre et à chercher à le nier ou à l’éviter. Le développement des fonctions de médiation en est un témoignage de cette difficulté d’appréhender le conflit. La recherche du consensus est également une autre manifestation de ce refus ou de cette crainte du conflit. Or, comme nous le rappellent les pédopsychiatres, comme Philippe Jeammet, l’opposition est un moyen privilégié pour l’adolescent de se situer avec les adultes ; la recherche du consensus de la part des adultes empêche donc l’adolescent d’être lui-même.
De nombreux comportements des jeunes (affirmation de leur présence de manière visible dans certains espaces publics, provocations, etc.) expriment au contraire une recherche de confrontation avec le monde des adultes.
Refuser le conflit c’est oublier que toutes situations ou sentiments d’oppression, d’injustice nécessitent d’être parlés, compris, confrontés. Le conflit contribue à la régulation sociale dans le sens où il permet d’inventer de nouvelles modalités de vivre ensemble.
Dans un environnement social où la pauvreté se développe dans une frange de la population et où l’avenir de nombreux jeunes apparaît très incertain, ne pas permettre l’expression de ces conflits c’est prendre le risque de leurs transformations en violence.
Le conflit ne concerne évidemment pas seulement les jeunes des quartiers en difficulté mais tous les enfants et les jeunes. Les conflits peuvent entre autre découler des choix de fonctionnement et d’organisation pédagogique mis en œuvre dans un séjour.
1.3 Troisième enseignement : les délinquants ne sont pas de plus en plus jeunes
S’étonner que des enfants de 10-12 ans commettent des actes de violence, c’est oublier ou méconnaître les données sur la délinquance des mineurs. Comme de nombreuses études mondiales l’ont montré, ce n’est pas à l’adolescence qu’un jeune peut commencer à commettre des actes illicites mais plutôt à la préadolescence. C’est certainement la plus grande visibilité des actes commis par ces enfants et/ou la plus grande difficulté des adultes à les réguler qui expliquent ce sentiment de rajeunissement des auteurs de violence.
1.4 Quatrième enseignement : il faut davantage prendre en considération les violences d’attitudes
La recherche a montré, grâce en particulier aux enquêtes de victimation mises en œuvre depuis plusieurs décennies dans les pays nord-européens4 et beaucoup plus tardivement en France5, que la violence ne se limite pas aux actes qualifiés pénalement mais concerne l’ensemble des préjudices portés ou les souffrances infligées avec intention par quelqu’un à autrui et qu’elle est le plus souvent constituée de petits actes peu pénalisés.
Par contre, la répétition et l’accumulation de ces micros - violences créent un climat d’oppression détestable et dangereux qui entraînent de la souffrance chez la victime, provoquent l’abandon de l’espace public par la communauté et le repli sur soi, dégradent la vie quotidienne et construisent un sentiment d’impunité dangereux chez l’agresseur.
S’il est incontestable que certaines formes de délinquance ont augmenté en France, les études montrent que ce sont les violences d’attitudes qui progressent le plus dans la société comme dans les institutions éducatives et ce sont elles qui alimentent le plus le discours sur l’insécurité de certains habitants et professionnels.
S’il est important de prendre en considération l’impact négatif sur le corps social et les effets psychologiques sur les victimes des micro-violences, il faut être vigilant à ne pas tomber soit dans une dérive comportementaliste qui tend à individualiser la violence et à n’en rendre responsable que l’auteur et sa famille, soit dans une dérive sécuritaire comme celle qui vise à désigner certaines catégories sociales comme dangereuses en particulier les jeunes de banlieues issus de l’immigration. Ces deux approches sont dangereuses car elles retirent toute responsabilité au système social et aux pratiques des institutions.
1.5 Dernier enseignement important de la recherche selon moi : il ne faut pas se tromper dans l’interprétation des violences agies par les jeunes des quartiers en difficulté
Il existe une tendance majoritaire à appréhender les actes de violence commis par les jeunes de cités reléguées comme résultant d’un déficit de repères et d’autorité dont les parents seraient les principaux responsables. Pourtant, ces violences d’attitudes ne sont pas la conséquence d’une absence de repères ou d’une contestation des normes sociétales mais bien la réponse réactive, identitaire et conformiste des jeunes des cités reléguées à l’humiliation vécue. La violence est donc moins, pour les jeunes de ces quartiers, une transgression ou un manquement aux règles de civilité du « vivre ensemble », qu’un mode de défense et de réaction face à l’abandon dont ils se sentent l’objet.
Les jeunes de citées recherchent le respect
L’effritement de la société salariale et du monde ouvrier a des effets négatifs sur les jeunes des quartiers populaires. Le mépris et l’humiliation ressentis se transforment alors en recherche du respect qui peut recouvrir à des pratiques délinquantes. Comme l’ont mis en évidence les résultats de l’étude d’Eric Debarbieux6 réalisée sur plusieurs années dans des agglomérations françaises, un processus de socialisation des adolescents, nommé la « loi du plus fort » est à l’œuvre dans les quartiers populaires.
Le témoignage suivant d’un responsable d’un service jeunesse en région parisienne illustre bien ces enjeux de réputation et cette recherche du respect de la part des jeunes de cités.
La course au million
« .../... les gamins, dans la rue, ont un fonctionnement et une lecture du monde à eux.../... ces fonctionnements-là tournent autour de la réputation .../...et même ceux qui n’adhèrent pas à ce fonctionnement-là sont obligés, à un moment ou à un autre, d’en tenir compte.../...Aujourd’hui ils parlent d’une course qu’on appelle la course aux millions../...c’est-à-dire qu’il y a des gamins qui sont persuadés que, pour être reconnus et vus, il faut posséder vite fait un million.../...on sait que le million on ne va pas l’avoir de n’importe quelle façon, et que ça oblige des actions, des fonctionnements et donc à partir de là, il y a toute une idée autour du respect qui va s’installer et qui va obliger le respect, parce que le mec se sera démerdé, parce qu’il l’aura acquis... »
Extrait d’interview d’un responsable d’un service jeunesse en région parisienne
La loi du plus fort et la domination machiste structurent les rapports dans les quartiers
Les attitudes agressives, les bagarres, le fait de marquer son territoire par l’insulte ou l’intimidation permanentes, les absences scolaires répétées, les regroupements dans des halls d’immeubles, le racket ainsi que d’autres délits et comportements de domination ont une logique. Il s’agit pour ces adolescents de s’affirmer et de se valoriser pour être respectés. L’attitude adoptée individuellement définit son statut auprès des autres jeunes. Celles et ceux qui ne peuvent pas appliquer ces comportements de domination sont voués au harcèlement permanent. La faiblesse, se laisser faire, se laisser humilier ou offenser, sont des attitudes dévalorisées ; il y va de son honneur et de sa réputation !
Les difficultés de certains professionnels à réagir à des interpellations, menaces ou provocations de la part d’enfants ou d’adolescents ont alors de grandes chances de les invalider auprès de ces derniers.
Comme l’écrit le sociologue toulousain Daniel Welser-Lang7, le recours à ces comportements virilistes répondent à la peur du chômage, du racisme, à l’état de non-droit que l’on essaie d’imposer aux jeunes des quartiers populaires issus de l’immigration, à la souffrance de ne pas pouvoir exhiber les autres attributs de la virilité, notamment les honneurs qui permettent « normalement » de disposer des privilèges masculins liés aux positions sociales de père, conjoint et homme ordinairement viril. Ce modèle de domination machiste s’impose également chez les adolescentes des quartiers populaires.
Les jeunes des cités ne sont ni contestataires, ni déviants !
Pour être reconnu comme dominant par les pairs et les institutions, il faut être visible ; l’apparence (affirmation de la force physique, maîtrise de l’oralité, opposition affirmée aux adultes, tenue vestimentaire) permet à chacun de se situer dans ou hors des normes de « la loi du plus fort » et affirmer sa place. Cette logique de l’apparence n’est en aucun cas l’expression d’une déviance ou d’une contestation au regard des normes sociales dominantes du libéralisme en vigueur, elle est au contraire d’un extrême conformisme.
Une enquête sur la violence réalisée en Normandie auprès d’organisateurs et d’une centaine de directeurs et animateurs ayant encadré un CVL durant l’été 2000 m’a permis de mettre en évidence plusieurs constats :
Les données étudiées ont permis d’identifier deux causes principales :
2.1 Première catégorie de causes, l’existence de fragilités au niveau des pratiques et des organisations pédagogiques
2.1.1 Les refus d’activités sont très fréquents
Comme à l’école, la première violence perçue par les personnels éducatifs des séjours est tout ce qui détourne l’activité qu’ils avaient prévue de faire. Si le cadre de l’école, lié entre autre à l’obligation scolaire et aux programmes prédéfinis, peut expliquer l’existence de contraintes et donc de rapports plus conflictuels autour des activités scolaires, nous pourrions attendre trouver moins de tension autour des activités dans le cadre des centres de vacances et de loisirs.
Plusieurs raisons expliquent l’importance de ces refus ou détournements d’activité dans les centres de vacances et de loisirs :
2.1.2 Deuxième fragilité pédagogique constatée dans l’étude : il existe une conception erronée de l’autonomie
Dans plusieurs des cas étudiés, l’autonomie est associée pour beaucoup d’animateurs et de directeurs à la liberté de choix. D’autonomie, on passe à liberté de choix et ensuite à décider sans l’adulte. Et ceci, sans que soient prises en compte les capacités effectives des enfants ou des adolescents concernés en fonction de leur âge, leur expérience et leur personnalité. Au lieu de réfléchir et définir les conditions précises qui garantissent aux enfants la sécurité et la liberté d’action et d’initiative dans un cadre structuré et structurant, l’autonomie est souvent proclamée seule et comme allant de soi.
La célèbre devise de Maria Montessori : « aide moi à faire tout seul » nous rappelle pourtant que l’autonomie n’est pas un don mais qu’elle est à construire. Si nous devons nous méfier d’entretenir la dépendance par un guidage excessif, l’abandon trop rapide de l’enfant à lui-même est tout aussi dangereux.
2.1.3 Les personnels éducatifs ont parfois des attitudes insécurisantes
Dans plusieurs cas étudiés, des animateurs se laissent frapper ou agresser par des enfants sans réagir. Un adulte qui se laisse frapper par un enfant perd son statut de protecteur et de garant du cadre éducatif. Un tel comportement risque très souvent de conduire l’enfant à chercher plus loin et parfois par des actes plus graves les limites.
De telles situations ne sont pas isolées car il est fréquent d’entendre, dans les temps d’analyse d’expérience dans les formations BAFA, des animateurs raconter leur désarroi et leur sentiment d’être démunis face à des enfants ou des adolescents qui viennent les provoquer ou les agresser physiquement. Leur histoire personnelle et souvent leur modèle éducatif de référence (l’éducation harmonieuse) ne les préparent pas bien à gérer de telles situations. Leur incapacité à rappeler et garantir l’interdit de la violence génère de l’insécurité et de la violence. A leur niveau personnel, ces situations sont également vécues avec beaucoup de souffrance.
2.1.4 Les différences et les spécificités du public à l’intérieur d’un même séjour sont insuffisamment prises en compte
Dans plusieurs des cas étudiés, les attitudes des personnels éducatifs et l’organisation pédagogique mise en place ne prenaient pas en compte les différences d’âges, d’origines socioculturelles et les caractéristiques personnelles des enfants ce qui ne permettait pas de créer un cadre sécurisant, structurant et garantissant le vivre ensemble.
Un des cas analysés (centre de vacances 6-14 ans) illustre bien comment une équipe peut créer un cadre insécurisant. Après le séjour, un enfant de 7 ans rapporte à sa mère, qu’il a assisté à une fellation faite par un enfant à un autre enfant tous deux plus âgés que lui. Les garçons de cette colonie partageaient le même espace sanitaire et s’étaient répartis dans leurs chambres librement quelque soit leur âge (autre exemple d’une conception erronée de l’autonomie). L’équipe d’animation ne s’était pas interrogée sur la nécessité de prévoir des répartitions différenciées des garçons en fonction de leur âge afin de respecter des rythmes de vie différents, garantir une intimité des petits comme des plus grands et éviter de confronter les plus jeunes aux pratiques des plus âgés comme celle rapportée dans ce cas. Cette indifférenciation de l’organisation des espaces de vie collective en fonction des âges témoigne d’une méconnaissance ou d’une non prise en compte des caractéristiques des enfants : rythme de vie, besoins affectifs, rapport à la sexualité, etc. Cette méconnaissance du public s’accompagne certainement d’une représentation qui n’envisageait pas d’activité sexuelle entre pré-adolescents de 12-14 ans d’autant plus du même sexe.
2.1.5 Des temps libres mal organisés ou mal surveillés
Le fait que les violences soient plus souvent agies pendant les moments libres interroge sur où sont et que font les animateurs. Les moments libres dans les centres sont souvent des temps où les enfants sont laissés seuls ou avec une moindre surveillance. Or, les enquêtes sur la violence à l’école ont mis en évidence que plus le nombre d’adultes surveillant les récréations et l’heure du déjeuner est élevé, plus le niveau des violences est bas.
Au déficit de surveillance, il faut également s’interroger sur comment sont organisés les moments libres (quels aménagements et quels matériels, quels jeux sont mis à la disposition des enfants ?). Les exemples rapportés font apparaître que ces moments sont rarement préparés par les équipes pédagogiques.
2.1.6 Les émotions des enfants et des adultes ne sont pas accompagnées
Nous avons constaté une absence d’empathie dans les situations de violence étudiées. L’empathie consiste à se mettre à la place de l’autre et comprendre que son action fait sens pour lui, même si pour nous ce n’est pas le cas.
Dans les situations de violences étudiées, il existait peu ou pas de prise en compte des émotions individuelles et de leurs effets sur les personnes et les situations ; il y avait un accompagnement des victimes insuffisant tant du côté des enfants que du côté des animateurs.
Or, plusieurs chercheurs se référant à Henri Laborit rappellent qu’un individu confronté à des situations d’angoisse dispose de 3 solutions pour y faire face :
1. Se soumettre ; mais il faut de la gratification en contrepartie ;
2. Fuir ; l’augmentation des violences auto destructives montre que des jeunes ont de plus en plus recours à cette solution, mais ce sont aussi les fugues racontées dans les différents cas étudiés ;
3. Lutter, mettre en mots ; mais il faut avoir des espaces de parole à sa disposition, un vocabulaire suffisamment important pour exprimer ses pensées et que le conflit soit posé et assumé par les adultes ; or, j’ai pu constater qu’il existait de nombreuses carences en ce domaine.
Quand aucune de ces solutions n’est applicable, il ne reste que le passage à l’acte pour gérer ses angoisses ; comme le dit Jacques Pain, la violence devient alors le premier des antidépresseurs.
Ce manque d’empathie des personnels et leur difficulté à se décentrer de leurs émotions ne leur permettent pas d’appréhender certaines situations de manière ouverte. La résonance que peut avoir un acte auprès d’un personnel ou l’analyse première qu’il s’en fait, peut l’amener à se crisper sur une position, l’empêcher de voir le point de vue et les motivations des jeunes et ainsi bloquer la situation.
La plus grande barrière qui s’oppose à la communication mutuelle interpersonnelle est notre tendance toute naturelle à juger, évaluer, approuver ou désapprouver les idées ou les actes de l’autre personne ou de l’autre groupe. Notre première réaction lorsque nous entendons parler ou voyons agir quelqu’un est une évaluation immédiate, un jugement plutôt qu’un effort de compréhension. Il est rare que nous nous permettions de comprendre exactement le sens qu’ont ses propres paroles ou ses actes pour celui qui les exprime.
2.1.7 Il existe une difficulté à mettre en mot les conflits et à sortir de la violence
Le recours à la violence de la part des enfants ou des adolescents résulte souvent de leur impossibilité à avoir pu faire entendre un désaccord, une revendication ou une souffrance. Cette impossibilité provient d’attitudes relationnelles des personnels et de procédures pédagogiques qui ne facilitent pas la mise en mot du conflit.
Dans aucun des cas étudiés, nous n’avons rencontré de procédures visant à établir les faits, permettant aux enfants de donner leur point de vue et se défendre, recherchant le meilleur moyen de réintégrer l’auteur dans la communauté éducative tout en réinstaurant l’interdit transgressé.
Alors que dans les différents cas de violence rencontrés, les modalités de traitement auraient du être l’occasion de poser une sanction éducative qui réaffirme l’interdit de violence garant du vivre ensemble, signifie aux jeunes la responsabilité de leurs actes et étudie avec eux les moyens de la réparation, les procédures utilisées ont été génératrices de nouvelles violences et les ont confortés dans une image d’enfant ou d’adolescent violent.
Pour certains jeunes, chaque passage à l’acte et chaque punition viennent successivement renforcer leur image de sujets violents.
Par ailleurs, les enquêtes sur la violence à l’école ont mis en évidence les effets négatifs des pratiques arbitraires ou illégales en matière d’attribution des sanctions.
Dans un des cas étudiés dans mon enquête, le traitement d’une situation conflictuelle (refus d’un enfant de participer à l’activité proposée par son animateur) est appréhendée par la directrice de manière très fermée : elle doit punir l’enfant car ne pas le faire signifierait remettre en cause l’animateur et pourrait être interprété comme de l’impuissance du côté de l’équipe.
2.1.8 Le premier jour du séjour insuffisamment préparé
Les projets pédagogiques oublient souvent de prendre en compte la particularité du premier jour où tout n’est pas encore en place. Cette préparation du premier jour est en particulier nécessaire pour les séjours où un travail en amont n’a pas pu être réalisé avec les enfants et les parents.
Si l’accueil au centre, d’enfants ne connaissant pas encore leurs animateurs mais ayant déjà pu manifester des comportements de chahuts, de provocations voire de violences lors du trajet, n’est pas adapté, le risque est grand, pour l’équipe, d’être débordé par certains enfants ou adolescents qui savent profiter des moindres failles d’une organisation incomplète. Or, les équipes de ces centres ont souvent insuffisamment pensé et préparé cet accueil afin d’éviter ces débordements, rassurer, donner des repères, poser des limites, etc.
2.1.9 Les situations nouvelles tant au niveau des activités que de la vie quotidienne sont insécurisantes
Des études, dont une récente conduite par Cécile Kindelberger pour la JPA et l’Université Paris X, ont montré que les composantes d’une situation interféraient sur les comportements d’un individu. Plus une situation sollicite certaines compétences ou de multiples compétences, plus elle est alors « contraignante » pour les individus qui sont mis sous pression par la diversité et/ou la spécificité des compétences nécessaires pour s’adapter à la situation.
Les situations plus ou moins prévisibles sollicitent chez l’enfant :
des compétences cognitives (comprendre, mémoriser, focaliser son attention...)
des compétences socio-émotionnelles (savoir interagir, tolérer la frustration...)
Les centres de vacances et de loisirs, qui ont vocation à offrir des situations diversifiées et parfois totalement nouvelles, doivent en tenir compte. Or, certaines situations rencontrées en CVL sollicitent beaucoup de ces ressources. Certains jeux collectifs traditionnels, par exemple, sont souvent peu prévisibles car nouveaux pour les enfants. Ils sollicitent une compréhension des règles, une dimension collective et une nécessité de réguler les frustrations associées au jeu. Certains moments de la journée, spécifiques des séjours, comme les temps calmes, le coucher en hébergement collectif, la toilette avec d’autres, peuvent constituer des situations nouvelles pour les enfants. Certains jeunes ne possèdent pas toujours les capacités ou ne connaissent pas les codes pour faire face à la diversité des situations vécues en CVL.
Plus la situation fait appel à une compétence dont l’enfant ne dispose pas aisément ou il ne connaît pas le déroulement, plus il risque de présenter selon ses dispositions personnelles, des comportements inadaptés (l’agression ou l’isolement par exemple).
C’est pourquoi, à l’inverse de situations prévisibles faisant appel à des schémas de réponse connus et donc sécurisants, l’absence de prévisibilité de certaines situations peut expliquer le recours de l’enfant à des conduites agressives et être facteur de violences. Or, beaucoup d’animateurs accordent de l’importance à la découverte de nouvelles activités et recherchent des situations événementielles à faire vivre aux enfants.
2.1.10 Il existe un manque de protection et de considération à l’égard des jeunes de cités reléguées
Les violences sont plus fréquentes dans les séjours accueillant une majorité d’enfants et de jeunes résidant dans des quartiers relégués. Si le laisser-faire face aux violences des jeunes n’est pas acceptable car les adultes se doivent de porter les exigences et les interdits socialisants, bien trop souvent, nous oublions les besoins spécifiques et les souffrances de ces jeunes de quartiers en difficultés. Les CVL devraient comme toutes les institutions éducatives sécuriser les jeunes et apprendre le vivre ensemble, c’est-à-dire :
Offrir un accueil chaleureux qui signifient que les enfants sont précieux et un hébergement de qualité qui respectent l’intimité et permettent des expériences d’apaisement et de détente ;
Instituer des règles sécurisantes, structurantes et appliquées à tous, adultes comme jeunes et apprendre aux enfants et aux jeunes le sursis à la violence et à différer leurs envies ;
Réparer l’image sociale négative de ces jeunes en leur permettant de découvrir grâce à certaines activités leurs potentialités ;
Instaurer des espaces de débat entre jeunes et adultes permettant l’expression d’une parole authentique.
Un tel cadre éducatif, peut permettre de rétablir un peu de confiance du côté des jeunes et les amener à renoncer à la violence parce qu’ils se sentiront contenus, considérés et valorisés.
Les discours publics actuels appelant au renforcement de l’autorité et des règles risquent d’enfermer un peu plus les jeunes des cités dans leurs images négatives et renforcer leurs comportements d’opposition et de violences réactives.
2.2 Deuxième grande catégorie de causes, l’existence de dysfonctionnements au niveau des conditions d’information et d’inscription des enfants
En avril 2001, une fiche de recommandations pour la prévention des situations difficiles en CVL diffusée par le Ministère de la Jeunesse et des Sports, insistait en particulier sur l’établissement de relations avant le démarrage du séjour entre les jeunes, les familles, l’organisateur et l’équipe d’encadrement. Or, il existe un écart important entre certaines de ces préconisations et la réalité rencontrée. En particulier, très souvent les organisateurs n’ont connaissance du public qu’au dernier moment c’est-à-dire au démarrage du centre. Dans certains cas, ils n’ont même pas les coordonnées des familles durant toute la durée du séjour. La diversité des communes d’origine des enfants sur un même séjour vient également compliquer la situation.
2.2.1 Des municipalités démissionnaires
Les organisateurs que j’ai interrogés pointaient une tendance se développer de la part de certaines municipalités qui est de se débarrasser durant les périodes de vacances scolaires des enfants et des jeunes avec lesquels elles rencontrent des difficultés durant le reste de l’année. Ces municipalités les inscrivent en groupe dans des colonies de vacances proposées par des organisateurs externes à la commune. Elles n’ont alors comme seul objectif que d’être tranquilles durant l’absence de ces enfants.
Cette politique de certaines municipalités de se débarrasser des enfants l’été ne s’accompagne pas d’un souci de préparation avec l’organisateur. Sans doute, ont-elles peur qu’un tel travail avant le démarrage remette en cause le départ de certains jeunes. Des réunions de préparation permettraient en effet d’évaluer l’adéquation des attentes des jeunes avec le projet du séjour et surtout vérifier si ceux-ci ont réellement envie de partir.
2.2.2 Des relations avec les familles non maîtrisées par les organisateurs
La politique de certaines villes de se débarrasser des jeunes de cités et plus largement la logique d’appels d’offre des communes permettent de plus en plus difficilement l’établissement d’un contact préalable entre l’organisateur et les familles et les enfants. Les inscriptions individuelles et directes d’un enfant par sa famille deviennent de plus en plus rares chez certains organisateurs accueillant des publics de milieux populaires. De plus en plus d’enfants sont inscrits par des intermédiaires nommés les « plaçants ». Ceux-ci peuvent être des municipalités, des services sociaux, des Caisses d’Allocations Familiales mais aussi une autre association départementale pour un organisateur fédéré nationalement. Ces intermédiaires communiquent en juin les listes d’inscrits aux organisateurs. Ces listes peuvent indiquer uniquement les noms, les adresses et les dates de naissance. Parfois, l’organisateur n’a que les coordonnées des responsables municipaux. Ces réalités rendent alors difficile voire impossible un travail avant le démarrage du séjour.
Dans la note de 2001 du Ministère de la Jeunesse et des Sports, le rôle de plus en plus important joué par les « plaçants » ne semblait pas pris en compte. Or, ce sont ces « plaçants » qui peuvent, s’ils le souhaitent, informer avant le départ les familles et les jeunes sur ce qu’est un centre de vacances ; par exemple, il serait souhaitable, qu’au minimum, un courrier soit adressé aux parents et aux enfants expliquant le fonctionnement du centre, les activités qui y seront proposées, les règles de vie, les marges d’autonomie laissées aux enfants, etc.
Ce sont également ces intermédiaires qui peuvent s’assurer de l’existence d’un contact possible avec les parents pendant le séjour si l’équipe éducative en estime le besoin. Sur ce point, les organisateurs disent tout l’intérêt d’un contact avec les parents lorsqu’existe une difficulté avec un enfant en cours de séjour. Ce contact direct (téléphonique) entre le jeune et ses parents permet bien souvent d’agir sur le comportement du jeune et d’éviter un éventuel renvoi. Or, ce contact n’est pas toujours possible quand les coordonnées des parents n’ont pas été communiquées. Bien sur, des organisateurs reconnaissent leur responsabilité en ce qui concerne les exigences qu’ils devraient avoir vis-à-vis de la collectivité qui leur place des jeunes. Mais sans engagement des intermédiaires, il semble difficile de pouvoir éviter l’accueil de jeunes non prêts et/ou non préparés à vivre un centre de vacances. Cet engagement doit inclure la possibilité de reporter le départ d’un jeune si les représentations de celui-ci sont trop en décalage avec le séjour envisagé.
Il ne faut pas oublier que les équipes d’encadrement des séjours sont composées de personnels volontaires recrutés juste pour la période du centre et donc qu’elles ne sont pas disponibles pour établir des relations tout au long de l’année ni avec les jeunes et leurs familles, ni avec les partenaires de l’environnement habituel des publics. Le travail de préparation ne peut être effectué dans ces conditions que par les structures ouvertes à l’année et en contact avec les jeunes et leurs familles. Cela dépend plus des orientations éducatives des Municipalités et des incitations de l’Etat que des possibilités des organisateurs, même, si ces derniers ont à définir et négocier les bases minimales d’un contact nécessaire à avoir avec les jeunes et les familles.
Nous pouvons entrevoir qu’en face de chacune des causes génératrices de violence il existe des pistes d’actions préventives. Il est donc possible d’agir pour prévenir et mieux gérer les situations de violence en CVL.
Philippe Lebailly