Accueil > Textes > Education nouvelle > Pédagogie institutionnelle > L’institution de la parole : de la construction de la parole à la pédagogie (...)
Écrire à propos de la parole. Écrire la parole. Mais pour la langue, écrire n’est pas parler. Il s’agit de bien autre chose. Et c’est vrai que l’écriture nous enracine dans les fondations de l’histoire humaine, alors que
la parole nous accroche aux lieux, aux liens, à la complexité de la relation. Mais il y a une spirale de l’écriture, et une spirale de la parole, qui se tiennent en interface, soudées par ce point obscur où figure l’inconscient.
Spirales éclatées, des galeries taillées dans le temps jusqu’aux réseaux qui filent la présence humaine, c’est toute la puissance et la fragilité de l’être humain.
Texte communiqué par Jacques Pain, Mai 1999
Écrire à propos de la parole. Écrire la parole. Mais pour la langue, écrire n’est pas parler. Il s’agit de bien autre chose. Et c’est vrai que l’écriture nous enracine dans les fondations de l’histoire humaine, alors que la parole nous accroche aux lieux, aux liens, à la complexité de la relation. Mais il y a une spirale de l’écriture, et une spirale de la parole, qui se tiennent en interface, soudées par ce point obscur où figure l’inconscient. Spirales éclatées, des galeries taillées dans le temps jusqu’aux réseaux qui filent la présence humaine, c’est toute la puissance et la fragilité de l’être humain.
L’air du temps
La parole prend son soutien au plus profond du corps, nous rappelle François Tosquelles, dans la litière où naît la pensée, et se construit dans des symphonies musculaires, un appareillage et une gestuelle, qui font des mots et des phrases parfois portés jusqu’à l’éblouissement un vrai miracle neuroviscéral.
Mais c’est un autre miracle que ces points multiples où les hommes (se) parlent, que ces points de parole dans la violence ordinaire du monde, comme autant de points d’eau dans le désert des tartares. La parole est
tributaire de l’air et du vent. Elle est proprement la respiration de la relation. Elle n’est pas une, mais multiple. Elle tient du climat.
Fernand Oury a permis, au milieu du vingtième siècle, que la “ classe institutionnalisée ” - c’est-à-dire la classe active issue des techniques Freinet - “ entre en analyse ”, avais-je écrit en 1979. En effet, ce qu’intègrent à la classe active - ce collectif institutionnel et compagnonnique - Fernand Oury, Aïda Vasquez et les Groupes d’éducation thérapeutique, c’est l’autre dimension de la parole. Car la parole est au fond
essentiellement politique. Mais si elle est a priori sociale et socialisante, elle est a fortiori analytique et subjective.
Il est bien certain qu’à l’origine elle scandait le destin avec la précision que lui confèrent les mots. Et l’on pouvait alors situer la force et l’implication d’un acte à la proximité qui noue l’acte au mot, aux mots engagés. Mais les mots désormais flottent sur la langue, à la démesure du sujet et de ses époques, voire de ses saisons.
Si la résidence de l’homme est le langage ou la langue, les mots sont les bagages du voyage en commun qu’est l’humanité. Tous les problèmes transitent par les mots, avant, pendant ou après, ils s’y installent à un moment ou à un autre. Nous touchons là l’épicentre d’une prévention de la violence qui revendiquerait de mettre en mots ce qui peut et doit l’être, à chaque instant du jour et de la nuit.
Bien sûr, la parole ne prend son sens qu’à partir du silence. C’est même dans ce rapport intime et quasiment philosophique - Zen - au silence, que l’on peut dire que l’on parle. Fernand Oury avait ainsi des dérisions devant les groupes du quotidien : “ Attends, ils ne parlent pas : ils piaillent ; ils couinent ; ils babillent... Ils font du bruit avec leur bouche. ”
Pourquoi pas ? Mais il vaut mieux le savoir, ça libère des confusions. Chaque chose, chaque parole, en son espace et en son lieu ?! La parole aurait dix mille lieux, à des lieues les uns des autres, mais finalement tellement liés qu’on les parcourrait presque sans les identifier ? Jusqu’à y prêter garde, soudain en arrêt devant le mot, le bon mot, voire le mot de la fin.
Nous nous sommes ainsi arrêtés dans un certain nombre de lieux de parole, au fil de nos groupes, de nos stages, sur vingt ans. La pédagogie institutionnelle étendue à la pratique de l’institutionnel, de l’“ institution ”, ce micro-univers humain, nous livre à travers l’expérience qui est la nôtre les clés d’une maison originaire, qui est à chaque fois une maison d’auteur.
Les métamorphoses de la parole
Nous en sommes à une maison à neuf clés, où nous pourrons ouvrir et fermer mentalement neuf lieux ; une vraie maison, avec sous-sols et greniers, où ces lieux articulent la vie de l’institution. Neuf états, neuf fonctions de la parole.
L’accueil. On reçoit et on identifie ; on nomme ; on présente. L’hôtellerie, c’est un style. C’est dans le lien entre le portier, le concierge et l’hôte, l’hôtesse, qu’il faut trouver l’entrée en matière. Entrer en maternelle, entrer dans la classe, commencer une formation, ici sont du même ordre.
Le bavardage. Il a dès lors, en temps et en heure, ses propres règles. Feu vert : c’est de la proximité sans suite, du moins le vit-on ainsi. On dit et on se dit. On peut même boire un café ou un thé, bien que ce ne soit ni le café ni le thé qui commandent. Nous tenions le bavardage pour essentiel dans certains groupes ou certains “ cours ”.
Les nouvelles. Quoi de neuf ? On s’écoute un peu plus. Il y a du nouveau. Je tiens à dire... Il faut savoir... Les classes actives en sont friandes. Les thèmes, les tenseurs, qui soutiennent la vie des uns et des autres, émergent, à travers la TV, dans la rue, les livres.
Les ateliers. On produit. Des textes. Des journaux. Des outils. Des objets de pensée. Attention : feu orange. La parole est liée à la mesure du travail à faire en commun. Bien sûr, on s’organise. La théorie, la théorisation, opèrent en actes ; on construit du concept.
Le point de parole. La météo, la température. Ça va ou ça va pas ? On peut, très petit, lever la main ouverte : il fait soleil ; ou fermer le poing. On peut plus tard (se) dire (en) deux mots. On peut être plus long, s’il y a lieu, et si on le veut vraiment. Dans l’un de nos groupes, c’est ce sondage d’ambiance qui ouvrait ou non un temps de parole spécifique, le temps du groupe (se) parlant, mais à la demande explicite, dans cet équilibre où se précisent le désir et le besoin.
Le groupe de parole, c’est un gros point, plus ou moins fixe en théorie, une grande météo à la mesure de la température. Point Parole : quelque chose me préoccupe. Feu rouge : il y va du sujet. On y attachera une grande importance, et donc on ne le galvaudera pas.
Les boutiques. C’est fait pour le chaland. On peut y retrouver un thème, un tenseur, qui intéresse plus particulièrement quelques personnes. Ou y découvrir une activité intellectuelle ou une activité d’expression proposées par un praticien évidemment déjà avancé. Où se tuilent d’une autre façon les statuts, par le jeu des rôles autour de l’objet. Partager de la terre avec la cuisinière, pour le chef de service. Peindre en groupe avec la classe-problème du collège. Faire du yoga au CDI ou à la BCD.
Le conseil. Annoncer. Énoncer. Décider. Du symposium au groupe de crise, il s’agit de se prononcer. Toutes les institutions qui font l’Institution y sont en compte. Les lois, les règles, les différentes dimensions de l’univers y sont en stage. C’est l’institution zéro, elle ouvre la voie d’un langage.
Les bilans. On marque une pause, éventuellement pour (s’en) sortir, de l’institution. Dans les stages, il y avait toujours des microbilans, lieux par lieux. Puis en grand groupe une écriture de textes “ libres ”, qui déjà emportait le groupe vers sa fin. On a pu parfois lier, et pourtant distinguer, bilans en “ théorie ” : avec quels concepts je repars ?... Et bilans interpersonnels et personnels : ce que j’emmène, ce que je laisse ; ce que je prends, ce que je donne.
Le dernier mot. Il nous est arrivé d’en porter la force jusqu’au point où la parole se refermait somptueusement sur elle-même, avec l’évidence du haïku, tout autour du dernier cercle où brûlait l’institution avant que chacun reprenne la route. Le responsable parle en dernier - “ en tant que ” - et il ferme. Il rend d’un coup les neuf clés, au destin et au désir.
Il n’y a pas vraiment d’ordre, mais des sémantiques. Accueillir, bavarder, aller aux nouvelles se vont bien, mais on peut bavarder, après tout, si c’est nécessaire ou suffisant. Le conseil peut être l’interface du point P, de la “ Parole ”, mais la Parole n’est pas pleine sans par ailleurs un Conseil. Tenir boutique, c’est une histoire de rencontre où l’activité ajoute au désir la compétence, et où commence un autre enseignement. Les bilans, qui pourrait s’en passer ? Combien d’épreuves sans preuves ? Combien de violence, pour l’oubli d’un bilan, pour ce laisser en plan d’un Dernier Mot ? L’Éducation nationale y excelle, si on la laisse faire.
Les neuf clés pourraient être trois ou douze. Qu’importe. La maison est à construire. Avec ses rites, ses rituels. Les grands rideaux rouges ? Ils ouvrent le coin conseil. Le tatami sur le plancher, dans l’angle sous la fenêtre ? C’est le point Parole. Les débarras ? C’est pour les boutiques. Il n’y a pas de mode d’emploi. Il y a des lieux, des styles, des structures, c’est un univers, rappelons-le-nous. En fait, la parole se décompose et se recompose au rythme de la vie, elle l’accompagne, la soutient, ou elle l’appelle, la fonde. Elle change avec elle. La parole s’habille de la vie et de ses dimensions quotidiennes. Jean Oury rappelle souvent la difficulté et la précarité du mille-feuilles. François Tosquelles vantait l’oignon. Dans les deux cas, tout se distingue et tout se tient.
Il était une fois un mille-feuilles et un oignon. C’est ça la parole : un Koan.
Bibliographie
Oury J., Guattari F., Tosquelles F., Pratique de l’institutionnel et politique, Vigneux, Matrice, 1985.
Oury J., Il, donc, Vigneux, Matrice, 1998.
Pain J., sous la direction de, Placés vous avez dit ?, Vigneux, Matrice, 1987.
Pain J., La Pédagogie institutionnelle d’intervention, Vigneux, Matrice, 1993.
Pochet C., Oury F., Oury J., L’année dernière j’étais mort, Vigneux, Matrice, 1986.
Pochet C., Oury F., Qui c’est l’ conseil ?, Maspero, 1989 ; Vigneux, Matrice, 1998.
Traces de Faires, revue de Pratique de l’institutionnel, L’intervention institutionnelle, n° 3, Vigneux,
Matrice, 1987.