Accueil > Textes > International > L’Abécédaire de Sàcel
A comme Adi
Des quatre garçons, c’est le plus grand. Courbé sur son tabouret, la distance de l’assiette à la bouche semble néanmoins immense. Le repas est silencieux et seulement émaillé de rares commentaires sur la qualité du plat ou la possibilité de récupérer quelque chose sur les tables des filles qui d’ailleurs ne se privent pas pour venir approvisionner les garçons.
En dehors de cette activité sérieuse et brève, Adi est le plus joyeux et le plus disert des garçons. Son apétit pour le débat, sa maturité dans la réflexion, la curiosité dont il fait preuve pour quasiment tout et tous contrastent avec un étonnement enfantin, un émerveillement spontané face au premier événement curieux venu, au plaisir simple de chanter ou de voir un petit bateau se déplacer sur l’eau. Chacun de ces micro-événements se concluant invariablement par un franc sourire.
Adi symbolise quelque peu l’état d’esprit du groupe lors du stage : curiosité, ouverture et implication.
B comme BAFA
Une question est souvent revenue lors de la préparation du stage, mais aussi sur place avec les formatrices roumaines, les stagiaires : celle du sens de ce stage.
Tout d’abord celle du sens juridique du Bafa, brevet français et quasi unique en Europe : y a-t-il un sens à plaquer un dispositif franco-français en Roumanie ? Très vite, pour tous, la question du brevet est devenue quasi anecdotique, le stage prenant tout son sens à travers la formation que nous avons tenté d’adapter le plus possible à la réalité roumaine, et plus exactement à celle du pays de Hateg, en pensant à Nalat, l’école des clowns.
Pour autant, la formation ne s’est pas bornée à une préparation au centre de loisirs de Nalat et, par bon nombre d’aspects, elle nous a donné l’occasion de poser des questions plus « universelles » comme celle de la place de l’enfant dans une société, une réflexion sur les conceptions éducatives, l’activité, divers problèmes de société... Et puis, à travers le fonctionnement du stage et l’utilisation de méthodes actives, nous avons essayé de faire vivre un moment d’éducation nouvelle.
C comme Carpette
Très vite, nous avons compté six compagnons supplémentaires : six chiens. Un seul était connu des lieux sous le nom d’Aïduk, les autres attirés par l’odeur élirent domicile ici pour la semaine. Les stagiaires les ayant adoptés, il ne se passa guère de repas sans que les restes ne fussent distribués aux chiens en un spectacle saisissant de voltige, de bagarre et de socialisme appliqué à la vie des chiens. Le reste de la journée se consumait en siestes interminables, chacun d’eux posté aux quatre coins de la cour.
Mon préféré était un jeune chien jaune mâtiné de labrador et de berger allemand. Il nous était arrivé avec une patte blessée et ne se déplaçait que sur trois appuis. Il avait une manière incroyable de s’allonger en prenant des positions hallucinantes pour ménager sa patte meurtrie. Il arrivait ainsi à s’aplatir et malgré son volume à ne pas dépasser les dix centimètres d’épaisseur. Je ne tardais pas à l’appeler
« Carpette ».
D comme douches
La veillée de jeux d’intérieur n’est pas encore finie quand le « chauffagiste » passe la tête dans l’entrebâillement de la porte pour nous annoncer qu’à partir de 10 heures ce soir, nous pourrons prendre une douche. Les visages s’éclairent d’un discret sourire et la veillée qui devait se terminer par un retour au calme ressemble finalement à l’apéritif qui précède une joyeuse fête. Troisième jour de stage, première heure d’eau chaude. Le directeur de l’école avait été très clair dès notre première entrevue : l’eau chaude étant très chère, le prix de journée qu’il nous proposait pour le stage ne pouvait supporter plus de trois douches pour huit jours.
Pour l’occasion, les deux salles de douches, habituellement fermées à clef, sont ouvertes. Douches collectives, peinture bleue du sol au plafond, intimité du niveau d’un vestiaire de rugby. Chez les garçons, on s’esclaffe, on parle fort, on chante (« Quinze marins sur le bahut du mort... »). Nu, chacun attend, posté devant sa pomme de douche, une main tendue que l’eau ne soit plus ni noire, ni froide. Puis elle devient chaude. Enfin elle est claire. Cela fait une éternité que ces tuyaux n’ont pas dû voir d’eau chaude... et que les écoliers de la scoala special n’en ont dû bénéficier. Que la vie quotidienne soit une activité ; ici cela prend encore plus de sens.
E comme Échanges
Nous les appréhendions un peu. Il faut bien le dire. Car là, pas moyen d’esquiver la langue et les séances de traduction.
Si les sujets abordés ont été des plus classiques - conception de l’animation, connaissance des besoins des enfants, les enfants en difficulté, la sécurité, les réunions d’adultes et le travail en équipe, le centre de loisirs - la progression dans les techniques utilisées, l’implication et la curiosité des stagiaires, l’apport décisif des formatrices roumaines ont fait de ces moments d’échange des temps très riches et formateurs.
Chacun des échanges était préparé la veille en équipe de formateurs. Très rapidement, les formatrices roumaines se sont montrées suffisamment à l’aise pour mener, en roumain, l’échange dans sa dynamique ; il ne nous restait alors qu’à intervenir, en français, de manière plus ponctuelle pour compléter les propos et les mettre en perspective. Ceci a permis d’éviter un recours à la traduction fastidieux et préjudiciable à la fluidité des échanges. L’expérience à la fois du terrain roumain et français des formatrices roumaines, ainsi que leur expérience du BAFA, leur a permis de prendre une part conséquente aux échanges.
Sans surprise, lors du bilan, bon nombre de stagiaires nous ont fait part de leur goût pour le débat et la confrontation d’idées, ce qui nous a réjouis. Plus surprenant, pour nous en tout cas, ont été les remarques positives concernant la liberté de parole, la possibilité pour tous de s’exprimer, tout comme ce que j’appellerais l’absence de vérité révélée, de discours par trop impositif.
P comme Pok Pok Iepurach !
Pok Pok iepurach ou si vous préférez en français Pan Pan Lapin jeu d’intérieur bien connu. Souvent, il a fallu traduire le titre des jeux ainsi que quelques mots ou formules utilisées au cours du jeu. Mais, la langue n’a guère été une barrière pour les joueurs. Elle a posé plus de problème aux formateurs.
D’emblée, les menées de jeux nous ont confrontés au problème de la langue et à l’adaptation de nos dispositifs pédagogiques à cette contrainte. Dans une démarche de méthodes d’éducation active, notre objectif ne se limite pas à apprendre des jeux aux stagiaires mais aussi et surtout à les positionner dans une situation où ils ont à lire et comprendre une fiche de jeu, à préparer ce jeu pour le faire vivre au groupe de stagiaires avant que de l’analyser. On le voit le point de départ de cette situation d’apprentissage démarre par la lecture et la compréhension d’une fiche. Or, nous ne possédions pas de fichiers de jeux en roumain. Il nous a fallu trouver autre chose. Nous avons donc commencé par faire vivre à un petit groupe de stagiaires (six ou sept) des jeux que nous menions, nous formateurs (un binôme franco roumain). Bien sûr, le jeu aurait souvent mérité un plus grand nombre de joueurs pour prendre toute sa mesure, voire tout son sens - Imaginez Ecureuils en cage avec sept joueurs ! Il a demandé aux stagiaires une capacité à extrapoler le déroulement du jeu dans d’autres conditions, à envisager les conditions optima de jeu. Ce premier temps s’est poursuivi par la rédaction d’une fiche du jeu, cette fois-ci en roumain, à partir d’un canevas de fiche que nous avions affiché - nombre de joueurs, durée, terrain, règles, schéma... Ces fiches laissées à disposition dans la salle d’activités permettaient à chacun de les recopier lors d’un temps quotidien d’écriture et de se constituer ainsi un premier carnet de jeux.
Un second temps de jeu permettait à chaque stagiaire de mener le jeu préparé et de le faire vivre à l’ensemble du groupe. Un temps d’analyse à chaud permettait à chacun de s’exprimer sur le vécu du jeu, la place du meneur, la présentation des règles...
R comme rythme
Le temps n’a semblé ni long, ni court. Comme suspendu. Parfois indolent, notamment lors de cette longue pause après le repas de 14 heures, au plus fort de la chaleur de l’après-midi. Souvent régulier, comme dans tous les stages avec ces divers moments qui rythment la journée, les repas, les rassemblements à 9 heures, le chant... Etonnant - et rythmé - comme cette longue matinée qui court de 9 heures à 14 heures. La surprise ce fut l’implication, l’enthousiasme, l’esprit positif des stagiaires qui après une courte phase d’observation n’a jamais fait défaut.
S comme Sàcel
Quelques maisons le long de la route, au pied des contreforts des Carpates. Deux églises ; une troisième, dans le genre pentecôtiste, en construction. Un petit torrent, des poules, très peu de véhicules à moteur. Voilà Sàcel.
A l’entrée du village, on longe un mur d’enceinte, fendu d’une porte comparable à celle d’un fortin. D’ailleurs, si l’on franchit le seuil d’entrée, on découvre une cour entourée de bâtiments dont la symétrie de l’agencement est comparable à celui d’une caserne. C’est la scoala special, un internat qui accueille pêle-mêle déficients mentaux légers et élèves ayant accumulé des retards scolaires. Ce sera notre lieu de stage.
La cour, donc, est pour moitié faite de béton défoncé et pour moitié occupée par un carré d’herbe planté de quatre saules pleureurs. Sur chacun des côtés de ce vaste rectangle, des bâtiments. A gauche, le bâtiment principal de la scoala special (cuisine, réfectoire, chambres), de part et d’autre deux ailes identiques, l’une abritant des classes l’autre des bureaux... et sur le dernier côté, un petit château, en ruines, ouvert aux quatre vents, échoué comme une épave dans un cimetière marin. Ici et là, traînent une godasse, un pull en lambeaux, une bouteille en plastique défoncée...
Il nous faudra du temps pour aimer cette cour. Alors on sort pour retrouver, de l’autre côté de la route, le verger, la rivière, les chemins de terre, les collines, le sureau, les roseaux, les noisetiers...
T comme traduction
Ce fut aussi l’une des grandes découvertes du stage, cet étrange ménage à trois que constitue la communication par l’entremise d’une interprète. Bien sûr la discussion à bâtons rompus est difficile et c’est donc un échange plus posé qui s’installe avec des effets d’attente comparables à ceux des conversations téléphoniques longues distances. Il faut le temps de la traduction pour que le message parvienne au destinataire. Cela donne parfois des situations cocasses où l’on voit un trait d’humour patienter avant que de trouver son rire. Seul l’interprète sourit, complice. Une lumière éclaire ses yeux au moment où elle perçoit le second degré du propos. Un regard à l’intérieur de soi afin que de trouver les mots les plus à même de rendre compte du propos.
Le passage par la traduction impliquait une économie de propos, surtout pour nous les Français. Tant que faire se peut, nous avons laissé l’échange s’établir en roumain. L’une des formatrices menait l’échange, les deux autres, placées chacune à côté de l’un d’entre nous deux nous traduisaient en continu la teneur des propos. Alors, quand nous prenions la parole, nos paroles avaient souvent un fort impact, car plus rares. Avantage et inconvénient : propos souvent reçus cinq sur cinq mais aussi propos qui pouvaient prendre des allures définitives. Nous avons, je crois, su les mesurer pour nous préserver de cette dérive. Les formatrices roumaines parlaient très bien français et ont assumé à merveille la fonction de traduction.
V comme vrille
Une vrille pour faire des trous dans le bois. Du bois pour faire des jouets, des voitures, des bateaux...
C’était une volonté de notre part que de développer des activités manuelles lors du stage afin, bien sûr, qu’elles se diffusent au centre de loisirs. Et notamment les activités autour du bois. Inévitablement, s’est alors posée la question des matériaux, de l’outillage... et celui de leur coût. A Nalat, on pratique peu d’activités manuelles car le budget est modeste et la papeterie, l’outillage des denrées rares et chers. Il nous a donc fallu intégrer ce paramètre pour réunir le matériel pédagogique nécessaire au stage : quelques achats ciblés et de la récupération. On peut faire beaucoup avec peu, toutefois un minimum reste nécessaire.
Il nous a fallu travailler les esprits aussi et affronter le sceptisisme des formatrices roumaines. Au-delà de la question des moyens matériels, la pratique d’activités mettant en jeu des outils n’allait pas forcément de soi. Affaire d’habitudes, de représentations, de compétences, de volonté. Le stage était là aussi pour ça.
Un ami d’Oana travaillant dans une scierie de Santamaria nous a permis de faire le plein en chutes de bois brut mais, malgré un large tour de la ville, y compris l’historique coopérative agricole, nos efforts pour trouver du contreplaqué ont été voués à l’échec et nous avons dû nous contenter de deux plaques de carton bouilli. Restait à faire le tour des quincailleries pour réunir deux marteaux, deux scies, deux tenailles, du papier de verre, de la ficelle, des clous achetés au poids... une ramette de papier blanc, des feuilles de couleur à l’unité, quelques crayons gris, quelques feutres, deux ou trois paires de ciseaux... qui, à l’issue du stage iront grossir le matériel de Nalat. Tout cela avec le petit budget que nous avions tant insisté pour avoir. Manquait toutefois de quoi faire des trous. Un tour dans les quincailleries à la capitale régionale, Deva, n’y changea rien. Pour éviter à Oana de longues séances de traduction accompagnées de nos mimes, nous montrions aux commerçants notre petit fascicule des Ceméa (Une planche, un jouet) avec ses photos présentant divers outils disposés sur des panoplies. Chaque fois celui-ci produisait son petit effet mais se concluait invariablement par la même sentence : « Non, pas ici » Alors, il a fallu se résoudre à entamer le stage sans cet outil gri-gri et surtout... éviter les trous.
Les Cahiers de l’Animation
Vacances Loisirs, n° 45