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Ma première colo, c’était quand j’avais 9 ans. Ça se passait à Grendelbruch.
Ce n’était pas très loin de là où j’habitais à ce moment-là, mais je quittais quand même pour la première fois le cocon familial pour trois semaines. Il s’est passé plein de choses pendant ce séjour, mais ce qui reste le plus présent à mon esprit, ce qui m’a marquée, ce sont les tartines. Quelle idée, se souvenir des tartines !
Eh oui ! Les tartines. Quand on en avait au petit déjeuner ou au goûter, elles arrivaient toutes prêtes, sur des plateaux. L’économe devait penser qu’on ne savait pas encore les tartiner ou alors que ça mettrait plus de temps si on les faisait nous-mêmes, je ne sais pas. La première fois, je me suis dit « Chouette, je n’ai pas besoin de faire mes tartines moi-même comme à la maison, je peux mordre dedans tout de suite. » Quand j’ai vu plus précisément ce que contenait le plateau, j’ai changé d’avis. Toutes les tartines étaient identiques, sur toutes il y avait du beurre en dessous, avec de la confiture au dessus. J’ai demandé si on pouvait en avoir d’autres avec que du beurre ou que de la confiture. On m’a répondu qu’ici on ne pouvait pas faire d’exception et que tout le monde mangeait la même chose. Je me suis dit « Alors je ne mangerai pas du tout » et j’ai regardé les tartines.Voyant que je ne mangeais pas, un adulte, pensant probablement que c’était un caprice, m’a sommé d’en prendre une et de manger. Il est même resté à côté de moi pour contrôler. Je pensais me trouver dans un cauchemar, personne ne m’avait jamais obligée, de la sorte, à manger quelque chose. Si la colo c’était ça, je ne voulais pas y rester. Je n’ai jamais réussi de ma vie manger du beurre et de la confiture sur la même tartine.
Ce n’est pas uniquement une question de culture familiale : avec mes parents on a toujours mangé soit l’un, soit l’autre sur un bout de pain. Chez moi c’est physique, déjà en voyant une tartine avec les deux ingrédients présents simultanément mon estomac se tord. Si en plus on m’oblige à mordre dedans, c’est le « haut le cœur » assuré. C’est plus fort que moi. Mais tout ça, je n’ai pas pu le dire à l’époque ! On ne m’en a pas laissé l’occasion.
J’ai donc commencé à grignoter le bord où il n’y avait rien, mais en croisant le regard adulte j’ai bien compris que ça ne suffisait pas. L’estomac déjà retourné, j’ai donc poursuivi. Ça n’a pas loupé, je me suis précipitée aux toilettes aussitôt après. Et je me suis retrouvée à l’infirmerie pour avaler un médicament contre les nausées. Inutile de dire que mon activité du matin a été perturbée. Ce petit manège s’est répété à plusieurs reprises. J’ai été classifiée comme capricieuse.
Heureusement, une animatrice un peu plus compréhensive a que j’ai pu expliquer le pourquoi du problème, a trouvé un subterfuge pour mettre sur le plateau des tartines uniquement à la confiture (ça ne se voyait pas, du beurre tout seul c’était trop visible). Nous étions complices. Je mangeais « mes » tartines en croisant son regard. Du coup, j’ai pu profiter pleinement du reste de mon séjour. Si j’avais pu faire mes tartines moi-même et choisir ce que je mettais dessus, tout ça ne serait jamais arrivé.
Peut-être pourrez-vous vous servir de cet exemple en guise d’argument lors d’une préparation de CVL ? Peut-être aussi que, quand un enfant refuse de manger quelque chose, on peut prendre le temps de lui demander pourquoi ?
Elisabeth Maillat, Les Cahier de l’animation n°29, CEMEA, 1er trimestre 2000.