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Il est 12 h 30. Après une bonne matinée, les enfants passent à table. Ce repas s’annonce bien et pourtant, à l’arrivée du plat de résistance, Paul perd son sourire. Il laisse les copains se servir, passe son tour, parle d’autre chose, regarde dehors, se plaint de mal au ventre... L’animateur, pas dupe, le sert et lui demande de manger « comme tout le monde ». L’enfant se ferme. Dites-moi donc pourquoi Paul boude devant son assiette ?
L’assiette parle à Paul et Paul l’écoute. Que lui dit-elle, qu’entend-il ? Elle lui propose sans doute, dans le meilleur des cas, des aliments variés, correctement présentés, un repas équilibré. Et Paul boude. Il ne s’y reconnaît pas ; il ne s’y projette pas. A l’éducateur qui lui dit : « C’est bon pour ta santé », il rétorque qu’il est déjà en bonne santé et que ce n’est pas bon « dans » son assiette, qu’il n’aime pas. Et si nous l’écoutions, si nous pouvions comprendre pourquoi ce repas préparé selon tous les critères diététiques, avec la meilleure volonté du monde, destiné à favoriser sa bonne croissance, ne trouve pas grâce à ses yeux ?
Il nous dirait peut-être : « J’aime pas ça parce que c’est amer », où encore : « J’aime pas parce que c’est gluant ». Paul nous ramène bien là sur le terrain du plaisir de manger et de son droit de ne pas aimer certaines saveurs ou certaines sensations tactiles. Il nous rappelle que l’appréciation du goût et de la saveur des mets comporte sa part d’inné et d’acquis.
En ce qui concerne l’inné, des observations menées sur des nourrissons d’un jour montrent que systématiquement les bébés ont une nette préférence pour le sucré et un dégoût pour l’amer. Le salé ne les dérange pas et l’acide leur fait faire la moue. D’autres expériences ont montré que certaines molécules ne sont pas perçues de la même manière chez tous les êtres humains (amères pour certains et neutres pour d’autres). On peut donc penser que si notre répertoire sensoriel comporte de nombreuses similitudes, des différences existent. Elles sont repérables et respectables.
Mais Paul voit peut-être autre chose dans son assiette. Envahi d’odeurs, de couleurs, de formes Paul s’est laissé envahir de souvenirs intimes, d’images fugitives et un malaise inexprimable s’est imposé à lui. L’aliment n’existe plus en tant que tel. Il devient médiateur entre l’avant et le présent. Et l’enfant transpose une situation refoulée dans un espace temps qui n’a rien à voir avec son expérience primitive.
À l’animateur qui n’a pas les clés pour comprendre, il ne délivre alors qu’un message angoissé, un refus difficile, à exprimer. Certains le nommeront caprice et s’opposeront à l’enfant, ne faisant qu’ajouter un malaise supplémentaire à celui préexistant.
Il faut bien accepter que celui qui s’est brûlé en absorbant une préparation mémorise en même temps les odeurs, la saveur et la douleur. Intimement associées dans la mémoire inconsciente, ces sensations vont resurgir ensemble. Et Paul dira : « je n’aime pas » sans savoir pourquoi.
Que faire sinon se dire que l’enfant a ses raisons que nous n’éluciderons pas nécessairement, sinon l’inviter à parier de ce qu’il ressent en espérant l’inviter à dépasser son dégoût ?
Et si Paul n’avait jamais vu une telle assiette ? Elle le sort de son groupe identitaire, elle l’arrache à sa culture. Il n’y a rien dedans qui appartienne à son répertoire. Il n’y voit que des préparations ou des aliments évités voire interdits dans son milieu familial, son groupe social.
L’aliment se charge alors de danger. À la méfiance naturelle à l’égard de la nouveauté (Est-ce bon ce truc que je n’ai jamais goûté ?) s’ajoute la crainte de ne plus être reconnu par son groupe (Vont-ils toujours m’admettre parmi eux, maintenant que j’ai mangé ces plats symboliques d’une autre culture ?).
Car les interdits alimentaires existent bien et ne sont pas que religieux (cas dans lequel la tolérance est généralement de mise). Il en existe bien d’autres construits sur des critères tout aussi arbitraires (philosophie des végétariens, phobies des régimes amaigrissants, adeptes du ‘tout cru’ ... ). Malgré les sonnettes d’alarme tirées par les nutritionnistes, il faut bien prendre en compte la réalité de tous ces enfants enfermés dans des systèmes que nous ne maîtrisons pas.
Construire un projet d’activité autour du ‘manger’, les amener à apprécier et à diversifier leur alimentation ne peut se faire qu’avec leur participation active et sans détruire le milieu dans lequel ils évoluent.
Manger devient alors une activité comme les autres. Elle est faite d’apprentissages, de savoir-faire, de savoir-être. Elle devient un chantier de découverte, un terrain d’aventure.
À nous de mettre en place, pendant les repas et hors des repas, des démarches qui vont leur permettre de remettre en question leurs représentations, de les faire évoluer.
Au traditionnel et caricatural : « mange ta soupe si tu veux grandir » substituons des activités cuisine, des ‘concours de la meilleure soupe’. Apprenons à goûter, à différencier, à chercher la saveur manquante, à améliorer le goût.
Plutôt que de manger toujours la même barre de chocolat à 4 heures, comparons plusieurs marques, cherchons les mots qui disent les différences, exprimons nos préférences et argumentons. Essayons de reconnaître des aliments sans les voir (je ne parle pas ici des jeux de brimades qui consistent à faire avaler n’importe quoi sous prétexte d’amuser la galerie) afin de prendre conscience de l’importance du visuel dans l’alimentation. Essayons de manger en se bouchant le nez…
Devenons curieux de l’autre en acceptant de goûter ce qu’il nous offre de sa culture, en l’écoutant parler de ses rites, de ses traditions, de ses plaisirs alimentaires.
Cuisinons comme avant, comme ailleurs et inventons comme demain.
Ce n’est qu’en augmentant le répertoire des possibles que Paul sourira devant sa drôle d’assiette.
Solange BARROUX, les cahiers de l’animation vacances loisirs 22